Dans le 93, L’Étincelle Média illumine la parole des jeunes

La confiance des habitant·es des « banlieues » dans les médias se réduit comme peau de chagrin. La faute à un traitement médiatique trop souvent stigmatisant. Pour ne pas attendre que les journalistes changent de regard sur leurs quartiers, des jeunes de Clichy-sous-Bois et Montfermeil (Seine-Saint-Denis) ont créé en 2022 le média L’Étincelle. Un véritable espace d’éducation populaire où l’on apprend par la pratique.

En ce mois d’octobre 2023, les grues font partie intégrante du décor de Clichy-sous-Bois et Montfermeil. Un indice sur l’ampleur de la rénovation urbaine en cours. Une, deux, trois, quatre… Impossible de les rater. Surtout depuis la terrasse des Ateliers Médicis, un lieu de création artistique où un autre chantier a vu le jour, celui d’accompagner la jeunesse dans l’univers médiatique. Le projet est ambitieux et il porte un nom : L’Étincelle.

Le média L’Étincelle est hébergé aux Ateliers Médicis, un lieu de recherche, de création et de partage situé à Clichy-sous-Bois. (©Adam Lebert)

Créé en mars 2022 par un collectif de jeunes de Clichy-sous-Bois, Montfermeil et alentours, accompagné par Lucas Roxo et Ulysse Mathieu – deux journalistes du collectif La Friche -, L’Étincelle est un média participatif destiné aux personnes de 16 à 30 ans. Ce mercredi 11 octobre, ils et elles sont sept – tous et toutes racisé·es – à avoir poussé la porte des Ateliers Médicis pour participer à la conférence de rédaction hebdomadaire.

« Créer des espaces de réflexion critique »

Chaque semaine, la question revient. « Est-ce qu’il y a quelque chose qui vous a choqué dans le traitement médiatique des sept derniers jours ? » Chaque semaine, les réponses affluent. La voix de Samir, 20 ans, brise le silence. Samir, c’est le Lucky Luke de la vanne, celui qui blague plus vite que son ombre et provoque un éclat de rire à chacune de ses tentatives. Mais quand il évoque la couverture médiatique du conflit israélo-palestinien, plus personne ne rigole. On l’écoute regretter qu’une vie palestinienne ne vaille pas une vie israélienne, que les Palestinien·nes ne reçoivent pas la même empathie que les Ukrainien·nes. Nul·le ne le coupe. Ici, la parole est libre. « Pour nous, l’éducation aux médias consiste à créer des espaces de réflexion critique avec les outils médiatiques », précise Ulysse Mathieu, l’un des deux journalistes qui accompagnent le projet L’Étincelle depuis le premier jour.

Les conférences de rédaction de L’Étincelle ont lieu tous les mercredis, de 18 à 20 heures. (©Lucile Coppalle)

Dans la conversation du soir, il y a ceux comme Pascal Praud, que l’on critique pour avoir fait le lien entre punaises de lit et immigration. Et puis, il y a ceux comme Jean-Michel Aphatie, que l’on couronne de lauriers pour avoir déclaré qu’une parole antisémite coûtait une mise à l’écart pendant qu’un discours islamophobe valait une promotion. La distribution des bons points reste rare. Trop rare. « À chaque fois que j’allume la télé, je me prépare à être victime d’islamophobie », se désole Inès, 22 ans, étudiante en master d’Arts. Son ton est calme, comme si elle était désespérément habituée. Samir renchérit : « Si des émissions comme celles de CNEWS marchent, c’est que des gens sont malheureusement d’accord avec les propos qui y sont tenus ». Le rapport critique de ces jeunes à l’information n’étonne pas Ulysse Mathieu. « Il y a une défiance savamment entretenue par les médias traditionnels qui continuent de diffuser des clichés sur les quartiers populaires. »

Difficile de leur donner tort. Non seulement les habitant·es des « banlieues » sont peu représenté·es à l’écran – à peine 3% de temps d’antenne, selon un rapport de l’Arcom paru le 13 juillet 2023. Mais, quand ils et elles le sont, c’est généralement de manière négative ; comme l’expliquent le géographe Jean Rivière et la sociologue Sylvie Tissot dans un article publié le 7 mars 2012 dans la revue Métropolitiques. À partir d’une analyse des papiers de L’Humanité, de Libération, du Monde et du Figaro, les chercheur·euses montrent que les médias ont contribué à fabriquer une image peu reluisante des quartiers populaires lors de l’élection présidentielle de 2007. « Les photographies des paysages de banlieue sont construites sur le même mode et utilisent fréquemment la figure des tours au pied desquelles des jeunes stéréotypés « tiennent les murs » : grosses lèvres renvoyant à leurs origines africaines, code vestimentaire du sweat à capuche et mains dans les poches pour renvoyer à leur supposée inactivité permanente. »

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Les voix du changement

La ville de Clichy-sous-Bois n’échappe pas aux stéréotypes. Au contraire, elle semble être la cible privilégiée des clichés médiatiques depuis les révoltes urbaines de 2005 qui ont commencé à la suite de la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré. Clichy-sous-Bois, symbole des banlieues à risques, titrait Le Figaro du 7 mai 2007. Pour rectifier un discours médiatique qui ne leur sied guère, les membres de L’Étincelle ont décidé de raconter leur quotidien dans les quartiers populaires, avec leurs propres mots, leurs propres voix.

Danielle, 19 ans, est en deuxième année de licence Commerce international à l’Université Paris-Est Créteil. Elle a rejoint L’Étincelle dès le début, « pour parler des sujets qui [la] concernent ». Les concerné·es, c’est justement le nom de l’émission phare du média. Un podcast fait « pour les non-représenté·es, les oublié·es, les délaissé·es, les cultivé·es et les gens ouverts d’esprit ». Après le port du voile, la Palestine, le cinéma (en collaboration avec l’école Kourtrajmé, fondée à Montfermeil par le réalisateur Ladj Ly), l’écrivain James Baldwin, Parcoursup et la colère, le sujet de la prochaine émission sera la réussite, annonce Ulysse Mathieu.

Mais assez parlé des « concerné·es », il faut vite passer à autre chose. L’ordre du jour est dense. Le dossier chaud du moment est la préparation d’une émission sur le trac. Ce sentiment d’appréhension, les jeunes de L’Étincelle ont bien des raisons de l’avoir, puisque ce projet est une commande de la Philharmonie de Paris – qui organise chaque année des rencontres, débats, conférences ou colloques. Le but, signifie Ulysse Mathieu, est de refaire une partie de l’émission qu’ils et elles avaient déjà enregistrée à ce sujet. Celui qui coordonne désormais le projet avec Rokia Dosso, une journaliste passée par France 3 qui remplace le cofondateur Lucas Roxo depuis le mois de septembre, distribue ses conseils. Inès devra prendre plus de place dans ses interviews et Danielle est chargée de retravailler sa chronique. « Il faudra plus de vie. » Narjesse, 23 ans, est, elle, gentiment pointée du doigt pour avoir réalisé ses capsules « à la dernière minute ». Le journaliste professionnel a toute la confiance des reporters en herbe. Pour Inès, « si Ulysse le dit, c’est que c’est vrai. »

À L’Étincelle, Inès et Sabrina (au centre) sont accompagnées par des professionnel·les des médias : les journalistes Rokia Dosso (à gauche) et Ulysse Mathieu (au centre) ainsi que la réalisatrice de documentaires sonores Narimane Baba Aissa (à droite). (©Adam Lebert)

Ces derniers temps, les partenariats se multiplient. De quoi permettre à L’Étincelle de diversifier ses sources de revenus, essentiellement issus des Ateliers Médicis. Mais le risque de « l’instrumentalisation » n’est jamais loin. « La question est de savoir si l’on nous contacte parce qu’on rentre dans la catégorie « diversité et inclusion » ou si c’est pour accorder une vraie place à une parole différente, dit Ulysse Mathieu. Nous, notre fidélité, elle va aux jeunes, il faut que ça leur serve. » Ce matin, ce sont « les gros poissons de Radio France » qui sont venus à leur rencontre pour leur proposer de réfléchir à un projet d’émission. « Vous verrez, les studios sont beaux à Radio France, ce n’est pas des bouts de ficelle comme ici », indique le journaliste professionnel du collectif La Friche, un sourire en coin.

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Des concerné·es aux considéré·es

Avec des bouts de ficelle, L’Étincelle permet à une quinzaine de jeunes de quartiers populaires de fabriquer l’information, de « passer du statut d’objets à sujets pensants » – pour reprendre les mots de la journaliste Faïza Zerouala. Depuis son lancement, la plateforme d’éducation populaire se fait même le relais de deux médias indépendants lancés par des habitant·es de Clichy-sous-bois et Montfermeil : La Chaise Pliante et 2spi. Ces différents projets s’inscrivent dans une galaxie d’initiatives où brillent encore trop peu d’étoiles. Parmi les exemples les plus célèbres : le Bondy Blog, créé à la suite des révoltes urbaines de 2005. Mais aussi le média Banlieusard Nouveau, fondé par Amadou Dabitao pour « déconstruire les idées reçues sur les quartiers ». Un jour, ce sera peut-être au tour de Samir et Inès de créer leur propre média d’information, eux qui, contrairement aux autres, affichent des ambitions journalistiques.

Passionné de musique, Samir utilise également sa voix comme un instrument et partage ses morceaux de rap sur son compte Instagram @montecristo.off. (©Adam Lebert)

Toujours est-il que la diffusion de ces projets locaux reste encore très limitée. Sur Instagram, le Bondy Blog et Banlieusard Nouveau comptent près de 25 000 abonné·es chacun, tandis que L’Étincelle est « seulement » suivi par 448 utilisateurs·trices. Dans un entretien accordé en 2015 à La Revue des médias, le sociologue Jérôme Berthaut explique que « pour que ce genre d’initiative ait un impact décisif sur le traitement médiatique des quartiers populaires, il faudrait sans doute que l’audience de sites comme le Bondy Blog devienne suffisamment forte pour que les grandes rédactions choisissent de prendre ces formats en exemple, de peur de se faire elles-mêmes déborder en audience ». Si les voix de L’Étincelle s’exportent désormais au-delà des frontières du 93, encore faut-il qu’elles soient entendues ; que Samir, Inès, Danielle, Narjesse ou encore Sabrina passent de concerné·es à considéré·es.

Lucile Coppalle @LucileCoppalle
Adam Lebert @adam_lebert

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