Twitter d’Elon Musk : une arme de désinformation massive

Face à un déferlement de fake news inédit depuis le début du conflit israélo-palestinien, la plateforme X (ex-Twitter) s’enfonce dans la crise initiée par son excentrique propriétaire, Elon Musk. Depuis son rachat le 28 octobre 2022, le réseau social navigue entre désinformation et liberté d’expression sans filtre, fragilisant toujours plus le travail des journalistes et spécialistes. 

 « Elon Musk favorise la polarisation de la société pour que ses amis à droite remportent la prochaine campagne présidentielle aux Etats-Unis. Il sait très bien qu’en leur facilitant la victoire, il se fera aider dans le développement de ses autres entreprises », confie à La Fabrique de l’info Olivier Lascar, auteur du livre-enquête Elon Musk, l’homme qui défie la science, publié en 2022. En offrant une liberté d’expression totale et sans modération, le nouveau président du réseau social X « alimente une machine infernale » et des fake news sur la toile « dans une démarche politique ».

Et pour cause, les spécialistes s’accordent à dire que la désinformation qui a suivi l’attaque du Hamas en Israël, ce 7 octobre 2023, serait une première en degré, en intensité et en volume, « du jamais vu », selon Thomas Huchon, journaliste spécialiste du web et des théories conspirationnistes. Une vidéo a particulièrement fait réagir. Elle montre des enfants dans une grande cage, le rire d’un homme en fond. Publiée sur TikTok puis reprise sur Twitter, il s’agirait de jeunes israélien·nes retenu·es en otage après l’attaque du Hamas. Une fake news qui a même été reprise sur BFM TV par un porte-parole de Tsahal, l’armée israélienne. Par la suite, des fact-checkers ont révélé que la vidéo date d’au moins quatre jours avant le début de l’offensive. Depuis le début de l’attaque du Hamas en Israël, les utilisateur·ices de la plateforme sont noyé·es dans une multitude de contenus souvent très violents, non vérifiés ou non sourcés. 

“Le conflit qui nourrit le plus de désinformations”

Interrogé par le site Wired, Justin Peden, chercheur en OSINT (enquête en sources ouvertes numériques) affirme que « c’est la première fois qu’il est aussi difficile de couvrir une crise sur Twitter ». Une situation inédite selon lui, dans laquelle il est presque « impossible de trouver du contenu vérifié ou des sources primaires »Pour Thomas Huchon, cette masse désinformationnelle s’explique d’abord par le narratif préexistant au sein des deux camps dans cette zone du monde qui concentre les « passions politiques ». L’auteur d’Anti-Fake news : l’ouvrage indispensable pour démêler le vrai du faux, nous affirme même que le conflit israélo-palestinien est celui qui aurait nourri le plus de désinformations depuis vingt ans. 

Déjà, lors de la guerre en Ukraine, les fake news fusaient sur le réseau, à moindre échelle. Si aujourd’hui, le cocktail est explosif, les expert·es y voient un point commun : l’arrivée d’Elon Musk à la tête du réseau social. En un an, huit employé·es sur dix ont été licencié·es ou sont parti·es d’eux et d’elles-mêmes. Aucun chiffre n’a été communiqué par X quant à l’effectif de modérateur·ices actuel. « Au mieux, il en resterait 1000, pour moi ils sont quelques centaines au maximum », calcule Thomas Huchon. Un chiffre trop faible, selon lui, pour vérifier l’ensemble des contenus postés par les 550 millions d’utilisateur·ices mensuel·les.

“Liberté du renard dans le poulailler”

Elon Musk avait promis de faire de la plateforme un espace de libre expression. En rétablissant les comptes de personnalités suspendues, comme celui de Donald Trump (jugé pour la tentative de coup d’Etat du 6 janvier 2021) ou Renaud Camus (conspirationniste, introducteur de la théorie du « grand remplacement »), il pousse la théorie à l’extrême. Pire que de les ramener sur le réseau, le repreneur leur a aussi permis de gagner en visibilité grâce à sa nouvelle politique des pastilles bleues. Elles étaient, auparavant, proposées à des comptes vérifiés, professionnel·les, comme des journalistes, des politiques ou des scientifiques. Aujourd’hui, pour diffuser son contenu à plus grande échelle, il suffit de débourser 8 dollars par mois pour s’en offrir une.

L’un de ces nouveaux comptes certifiés a notamment diffusé une fausse information, en faisant croire que l’aide humanitaire bloquée à la frontière entre l’Égypte et Gaza était due à la menace de bombardement d’Israël. Le tweet a fait plus de 300 000 vues. Sa vérification par l’AFP, près de 100 000 de moins. 

Pire, le patron de Twitter participe lui-même, via son compte personnel, à la désinformation massive sur son réseau. Le 8 octobre, dans un tweet, le président de X propose deux comptes pour suivre l’actualité du Proche-Orient et la guerre entre le Hamas et la Palestine : WarMonitors et Sentdefender. Le premier est connu pour différents propos antisémites. Le deuxième, « l’un des pires en OSINT », selon un journaliste de la BBC, Shayan Sardarizadeh. Pointé du doigt, le propriétaire de X, suivi par quelque 150 millions de personnes, a supprimé son post. Trop tard, 11 millions d’utilisateur·ices l’avaient déjà vu. 

L’évolution de l’algorithme de Twitter renforce aussi la diffusion des contenus de désinformation. Plus un contenu fait réagir, plus il est partagé et répandu sur le réseau social. Pour Olivier Lascar, Twitter a été complètement démantelé. Le réseau « laisse maintenant la parole aux extrêmes » en devenant « un média à proprement parler » en diffusant ses propres informations. 

Ce triple phénomène : absence de modération, retour amplifié des comptes de désinformation et invisibilisation du travail des journalistes, composent le cocktail qui explose aujourd’hui au moment du conflit israélo-palestinien. « C’est la liberté du renard dans le poulailler », résume Rudy Reichstadt, directeur de Conspiracy Watch, au micro de France Inter, lundi 16 octobre 2023.

« Même les médias traditionnels se sont fait avoir »

« La reprise par Musk n’a pas arrangé les choses, mais la désinformation a toujours circulé sur Twitter », confie à La Fabrique de l’info Xavier Tytelman, chercheur en OSINT. « S’il y a eu un changement ces derniers temps, c’est la mort de Evegueni Prigojine, le leader de la milice Wagner. Après son décès, les trolls en dessous de mes tweets de recherches ont drastiquement diminué ». Le chercheur se souvient de plusieurs épisodes qui ont marqué l’actualité ces dernières années. « Depuis 2014, la Russie crée de fausses informations. C’était d’abord pour le vol MH17 où ils ont accusé les Américains d’avoir tiré un missile sur l’avion. Maintenant, c’est sur l’Ukraine », soupire-t-il. Depuis le début de la guerre entre les deux pays, les partisan·es de Vladimir Poutine ont notamment utilisé des images du jeu vidéo Arma 3 pour faire croire que les Américain·es venaient sauver des islamistes en Ukraine. « Même les médias traditionnels se sont fait avoir, on l’a remarqué seulement cinq jours après. »

Pour ce chercheur en OSINT, certaines instances politiques, militaires ou terroristes, se sont aussi emparées du réseau pour manipuler l’opinion publique. « En quelques minutes, ils ont exploité l’explosion de Beyrouth. Des proches du Hezbollah ont fait croire qu’un missile était responsable de ce qui venait de se passer. Mais le montage était trop amateur, ça a été remarqué tout de suite ». Ces comptes, s’ils sont surveillés par ces fact-checkers, ont d’ailleurs récemment changé de cibles avec la reprise du conflit au Moyen-Orient. « En ce moment, les comptes anti-Ukraine sont devenus des comptes anti-Israël avec les derniers évènements. Et ils ne cherchent même pas à se cacher », conclut-il. 

Garde-fous européens

Pour Rudy Reichtstadt, X est une « plateforme sociale qui a une responsabilité dans la démocratie ». Selon lui, le nouveau modèle d’expression participative qu’Elon Musk veut voir apparaître n’est pas en accord avec les valeurs de l’Union européenne. La « culture de la Silicon Valley » et d’autorégulation que défend le milliardaire, en ayant notamment institué les « notes de la communauté » (une fonctionnalité permettant aux utilisateur·ices de rajouter une note explicative sous un post, NDLR), ne résout en rien le problème de la désinformation. « Ce n’est pas aux citoyens de faire la loi » , rajoute-t-il en expliquant que l’Union européenne possède un cadre réglementaire qui interdit, entre autres, le négationnisme ou le racisme, « X doit s’y plier ». 

C’est dans ce contexte que Thierry Breton, commissaire européen au marché intérieur, a lancé une enquête à l’encontre de la plateforme pour déterminer les conditions de modération de cette dernière. Le but étant de vérifier sa conformité avec le Digital Service Act (DSA), un récent règlement européen censé protéger les utilisateur·ices des réseaux sociaux. Problème : le DSA entretiendrait le flou autour de la charge de la preuve. Elon Musk estime que c’est à l’UE de prouver qu’il n’a pas mis en œuvre une politique de modération suffisante quand Thierry Breton lui demande de justifier l’existence d’une équipe opérationnelle sur le sujet. 

En réponse, la directrice générale de X, Linda Yaccarino a déclaré le 12 octobre que la plateforme avait éliminé des centaines de comptes affiliés au Hamas et pris des mesures pour supprimer ou étiqueter des dizaines de milliers de contenus depuis l’attaque du 7 octobre.

Fatigue généralisée chez les journalistes

En attendant, les journalistes croulent sous le travail de vérification et se disent fatigué·es par cette invisibilisation imposée. Le 14 octobre, le fact-checker Julien Pain (“Le vrai du faux” sur Franceinfo) a ainsi avoué qu’il prendrait un peu de distance avec X les prochains jours, même si son équipe continue de travailler. Dans le même temps, l’AFP a demandé à ses journalistes d’éviter de publier des tweets sur Israël et Gaza. Une précaution liée à la dangerosité du terrain pour les envoyés spéciaux et à l’impossible neutralité aux yeux des partis. 

L’étude publiée en septembre 2023 par Automattic, qui édite notamment WordPress, reprise par Digiday, est édifiante : la visibilité des médias sur X a chuté de plusieurs dizaines de points en un an : moins 70 % pour BuzzFeed,  67 % pour Reuters, 48 % pour le Washington Post, 42 % pour le Wall Street Journal, 35 % pour le New York Times… Des chiffres qui demandent aux médias de revoir leurs stratégies réseaux sociaux et peut-être de changer de plateforme. Si Bluesky est l’alternative privilégiée, l’effet d’échelle est tyrannique. Le million d’utilisateur·ices du nouveau réseau social lancé en 2021 par le créateur originel de Twitter, Jack Dorsey, est encore très loin des 370 millions de X, qui fêtera le 27 octobre, le premier anniversaire de son rachat. 

À cette occasion, Rudy Reichstadt a lancé un appel pour le célébrer comme il se doit en faisant « 24 heures sans Twitter ». Une manière de mettre la plateforme à l’arrêt dans l’espoir de faire réagir son propriétaire. Olivier Lascar espère de son côté « un retour en arrière avec de nouveaux outils pour détoxifier la plateforme et éviter son extrême droitisation ».

Louis Emeriau @_Louis_Emeriau,
Zeina Kovacs @ZeinaKovacs
et Mathis Slimano @mslimano1 

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