Contrôles de la CAF : quand les médias alimentent la suspicion
La surveillance algorithmique est un outil largement utilisé par la Caisse d’allocation familiales (CAF). La couverture médiatique des contrôles d’allocataires tend à stigmatiser encore davantage les bénéficiaires les plus précaires, notamment en éclipsant leur parole, ce qui contribue ainsi à renforcer la logique de surveillance de masse.
« Les fraudeurs » (Ouest-France, 29/07/2025), « Les chômeurs » (TF1, 01/06/2025), « Fausses déclarations » (La Dépêche du Midi, 20/02/2024), « Les fraudes concernent majoritairement les minimas sociaux » (TV78, 03/10/2025), « Les bénéficiaires du RSA déposent du cash ou des chèques, il faudrait lever le secret bancaire » (RMC, 06/06/2025), ou encore, « Escroquerie – arnaque » (Ici Montpellier, 11/03/2025).
C’est ainsi que la presse française évoque les bénéficiaires qui subissent les contrôles menés par la Caisse d’allocations familiales (CAF). Pendant deux semaines, des étudiantes en journalisme de l’IJBA ont mené une enquête sur le traitement médiatique de la fraude à la CAF. À partir de cette recherche en ligne : « contrôle CAF » , dix-huit d’articles ont été collectés, triés et analysés : tous parus entre octobre 2023 et octobre 2025. *
L’objectif : comprendre comment les médias français parlent des allocataires, de la fraude et des contrôles de la CAF et comment ils peuvent contribuer à justifier la surveillance de masse. Ainsi, notre but final était de vérifier si ce cadrage médiatique contribue à justifier, voire amplifier, la surveillance des plus précaires.
Au premier abord, le discours est souvent péjoratif, rarement contextualisé et les mots employés ne sont pas neutres. La présomption d’innocence, elle, est souvent absente.
Quand le regard médiatique stigmatise
En septembre 2025, Alice, 40 ans, est convoquée pour un contrôle. Quelques jours auparavant, sur le réseau social de discussion Reddit, elle ouvrait une conversation à la recherche de conseils sur son déroulement. Alice est dans une situation de précarité avancée. Elle raconte être reconnue adulte handicapée, diagnostiquée bipolaire en 2023. Elle a été licenciée en février 2024 pour inaptitude. « Depuis trois ans, mes rêves ont été brisés », confie-t-elle. À la détresse sociale, s’ajoutent les mots employés dans les médias. Pour elle, c’est l’effet d’un couteau qui s’enfonce un peu plus dans la plaie.
Un sentiment partagé par Maïté Siffert, chargée de mission « accès aux droits » à Changer de Cap, un collectif « qui lutte contre les inégalités d’accès aux droits et contre la maltraitance institutionnelle dans les CAF ». Elle conseille et accompagne les allocataires contrôlé·es. « Il y a des conséquences dramatiques pour les personnes concernées. Les gens nous disent : “Je me sens humilié”, en justifiant : “Ce n’est pas le but de ma vie de toucher le RSA.” Il y a aussi une stigmatisation très lourde à porter, qui s’ajoute à cette rupture sociale lorsqu’on vit dans la précarité.»
Les reportages et articles, souvent centrés sur les « fraudeur·euses », participent à renforcer cette image négative des bénéficiaires. Alice s’interroge : « Je me demande pourquoi on retrouve toujours ce genre de discours stigmatisants dans les médias. »
Des sources institutionnelles dominantes
Pour comprendre d’où vient ce biais, il faut regarder du côté des sources. Le sociologue Vincent Dubois, auteur de Contrôler les assistés. Genèses et usages d’un mot d’ordre, explique : « Chaque année, le directeur de la CAF organise une conférence de presse sur les politiques de contrôle menées dans l’année et la plupart des rédactions s’appuient essentiellement sur ces informations. » Il pointe aussi le recul des réflexions dans les médias. À la fin des années 1980, début des années 1990, les journaux interrogeaient plus fermement le développement des traitements informatisés. On pouvait lire des articles évoquant 1984 de George Orwell. «Aujourd’hui, c’est quelque chose qui s’est considérablement atténué », analyse-t-il. Il nuance toutefois : certains titres, comme Le Monde, proposent un regard plus critique sur ces données, mais cela ne suffit pas à inverser la tendance générale.
En voici un exemple parlant. Dans un article publié début octobre 2025, par TV78, chaîne locale des Yvelines, intitulé « CAF des Yvelines : près de 7,5 millions d’euros de fraudes détectées en 2024 », le média apparaît comme le relais d’une communication institutionnelle. Le communiqué a été repris presque mot pour mot. On y retrouve des éléments de langage identiques à ceux de la CAF, une présentation sous forme de puces, avec le même ordre d’informations. Dans la vidéo qui accompagne l’article, une seule voix est entendue, celle de Adélaïde Favrat, directrice comptable de la CAF des Yvelines.
Surtout, l’article se contente d’aligner des chiffres présentés comme des preuves de réussite : « 70 508 contrôles », « 774 fraudes détectées », « 7,46 millions d’euros récupérés ». Mais sans point de comparaison, ces données ne disent rien. En les rapportant au nombre total de contrôles, on comprend pourtant que seulement environ 1 % d’entre eux ont réellement conduit à la détection d’une fraude. Ce chiffre, absent de l’article, change complètement la lecture du phénomène : il montre que la majorité des contrôles ne révèlent pas de fraude avérée.
« Pour n’importe quel geste, je peux être considéré en infraction. »
Même tendance à L’Indépendant, quotidien de l’Aude et des Pyrénées-Orientales, qui cite uniquement Nicolas Grivel, le directeur de la CAF. « La fraude traditionnelle est individuelle, l’allocataire occulte certaines informations. » L’article se cantonne à rappeler les sanctions : « En cas de fraude, la personne doit rendre l’argent avec une pénalité de 10%.»
Quant à Ici Montpellier, son article est certes plus contextualisé, mais est malgré tout classé dans la rubrique Escroquerie – Arnaque, entre faits divers et criminalité. Le traitement médiatique conduit ainsi à stigmatiser encore davantage les allocataires les plus en difficulté. Un membre du collectif Changer de Cap ajoute : « Il y a de plus en plus l’idée qu’il faudrait mériter ses droits. »
Des contrôles «très violents »
« C’est une véritable intrusion », réagit Alice, munie alors d’une longue liste de justificatifs : relevés bancaires, attestations Maison départementale des personnes handicapées (MDPH), certificat de scolarité de son fils, factures d’énergie, d’internet et de téléphone. Lorsqu’elle demande quelle est l’utilité de tous ces documents, on lui répond simplement qu’il faut vérifier qu’elle réside bien à l’adresse indiquée. Une chose est sûre, témoigne-t-elle : «Je n’ai rien à me reprocher.» La décision finale lui sera transmise par courrier. Mais elle ne saura jamais pourquoi elle a été contrôlée.
« C’est quelque chose de très violent, confie Maïté, qui accompagne des allocataires lors de contrôles. C’est une intrusion profonde dans la vie privée. Certains parlent d’entretiens à charge, menés sous tension, parfois dans les cris.» Les questions posées sont agressives : « “Je vois que le 23 mai vous étiez au restaurant, vous avez mangé quoi ?”, “Vous êtes parti en Espagne, c’était pour quelle raison ?” Il faut fournir des justificatifs, montrer des billets d’avion pour des voyages remontant à deux ans. Les allocataires se sentent sous menace permanente. » Elle conclut : «Pour n’importe quel geste, je peux être considéré en infraction.»
Contre-pouvoir face aux discours dominants
Cependant, des médias plus engagés et spécialisés se posent en garde-fou de discours dominants, comme le montrent les publications de la revue économique et sociale, Alternatives Économiques. Audrey Fisné-Koch, journaliste, traite de thématiques variées : emploi, protection sociale, inégalité. Pour elle, il est clair que la couverture médiatique joue un rôle clé dans la perception de ces contrôles. Notamment comment ils sont justifiés : « En tant que média, l’utilisation des bons mots est cruciale car c’est transmettre un discours aux lecteurs. Dire demandeurs d’emploi plutôt que fraudeurs relève d’un parti pris journalistique.»
Le traitement journalistique est «déconnecté de ce que vivent les gens».
De même, Audrey Fisné-Kosh souligne la contrainte de temps dans les rédactions : «Les médias plus mainstream (grand public, NDLR) ont moins le temps de s’attarder sur de longues enquêtes. À Alternatives Économiques, nous pouvons parfois consacrer plusieurs semaines à un sujet, mais ailleurs, les questions sociales passent souvent au second plan.» Pour le collectif Changer de Cap, le traitement journalistique est «déconnecté de la réalité, de ce que vivent vraiment les gens».
C’est un aspect qui se reflète dans notre enquête : sur les dix-huit articles analysés, seulement deux comportent des interviews de bénéficiaires ou de personnes concernées. Dans le podcast Mères isolées sous surveillance, France Culture donne à entendre le vécu des allocataires.
D’autres rédactions comme Blastou Basta!adoptent une démarche similaire. Ces médias indépendants s’appuient sur les travaux de chercheur·euses, de collectifs et d’associations pour proposer un récit plus complet, moins centré sur la suspicion.
Leur objectif : redonner de la nuance à un sujet souvent traité sous l’angle de la fraude. En donnant la parole aux allocataires et aux acteur·ices de terrain, ils montrent que derrière les chiffres se cachent des réalités humaines, des situations de précarité et parfois des injustices. Leur travail, plus critique et documenté, rappelle que les contrôles ne sont pas seulement des outils de lutte contre la fraude, mais aussi des instruments de pouvoir et de surveillance.
QU’EST QU’UN CONTRÔLE DE LA CAF ?
Il existe trois modes de contrôles mis en place par la CAF. Le premier est le contrôle sur place, qui se caractérise par une visite au domicile de l’allocataire d’un·e agent·e assermenté·e. Le deuxième cas de figure est le contrôle sur pièces, il s’agit pour la CAF de demander aux bénéficiaires d’envoyer des justificatifs pour vérifier l’exactitude des informations déclarées. Enfin, il existe aussi le contrôle automatisé, qui est un dialogue entre différents organismes d’État, comme France Travail (ex-Pôle emploi) ou les Impôts, qui partagent des informations avec la CAF. Ce type de contrôle a la particularité de ne pas solliciter l’allocataire. Pendant un contrôle, il se peut que les aides sociales soient suspendues. En cas de détection d’une anomalie, la CAF se réserve le droit de réclamer la somme d’argent trop perçue et d’attaquer la personne en justice. En fonction de la gravité des faits, la CAF sanctionne ses allocataires par un avertissement, une pénalité financière (amende) pouvant aller de 135 € à 31 400 € ou par un dépôt de plainte auprès du procureur de la République, pouvant aboutir à des peines d’amendes (375 000 €) ou à de la prison (deux ou cinq ans). Il est demandé aux allocataires de rembourser les sommes perçues sur les trois ou cinq dernières années, avec des pénalités de 10 %.
31,5 millions de contrôles, une « surveillance abusive » ?
Mais alors, pourquoi plus de contrôles ? Le politiste et sociologue Vincent Dubois évoque un « contrôle bureaucratique excessif » fondé sur une collecte massive de données. Avec le tournant numérique des années 2000, la pratique s’est perfectionnée grâce aux outils technologiques, donnant naissance à ce qu’il décrit comme « une politique de surveillance généralisée ».
Le collectif Changer de Cap va plus loin et lie la politique de contrôle à des objectifs budgétaires. « Le gouvernement impose à la CAF de réduire son budget, donc de limiter les aides. Elle aurait tout intérêt à qualifier une erreur de fraude », avance une militante. Vincent Dubois nuance toutefois. Pour lui, aucun lien direct ne peut être établi entre la hausse des contrôles et la dette publique. « S’il en existe un, il est avant tout symbolique », estime-t-il.
Depuis 2010 et la dématérialisation des démarches, les contrôles sont en partie confiés à un algorithme chargé de repérer les situations jugées à risque.
COMMENT FONCTIONNE L’ALGORITHME QUI CALCULE LES ALLOCATIONS DE LA CAF ?
Selon la CAF, cet outil évalue le risque d’indus ou de trop perçus à partir de méthodes statistiques identifiant les facteurs qui influencent ce risque. Chaque dossier se voit ensuite attribuer un score individuel. Basé sur le datamining, il analyse de vastes ensembles de données pour estimer la probabilité d’erreur ou d’irrégularité. L’institution affirme qu’il ne sert pas uniquement à repérer la fraude, mais aussi à garantir un versement juste des prestations en ciblant les contrôles. Ce système soulève toutefois des critiques : le score de risque, compris entre 0 et 1, est considéré comme discriminatoire. Lorsqu’il est jugé trop élevé, un contrôle est automatiquement déclenché. En 2024, quinze associations dont Changer de cap, Amnesty International et La Quadrature du Net ont saisi le Conseil d’État, invoquant une atteinte à la protection des données et au principe d’égalité. Cette dernière dénonce un « outil dystopique chargé d’analyser nos comportements à la recherche d’anomalies». L’examen du code source de l’ancien modèle a montré que certaines variables – faibles revenus, chômage, RSA, allocation aux adultes handicapés (AAH), parents isolés – augmentent le score de suspicion. Les associations estiment que le dispositif actuel fonctionne de manière similaire. Malgré les recours auprès de la CADA (Commission d’accès aux documents administratifs), son code reste confidentiel.
Le sociologue Vincent Dubois, rappelle que l’algorithme « va prévoir des chances statistiques mais ne détecte pas les fraudes à proprement parler ». Les allocataires du RSA, par exemple, sont plus souvent contraint·es de régulariser leur situation et sont ainsi plus exposé·es aux erreurs de déclaration et donc aux contrôles répétés. Rien ne prouve qu’elles ou ils fraudent davantage, mais leur précarité les rend plus vulnérables, alimentant ainsi la stigmatisation.
Effets psychologiques et financiers
Sur le plan financier, les répercussions sont aussi conséquentes. En cas de fraude reconnue, les prestations peuvent être suspendues et des pénalités de 10 % s’ajoutent aux remboursements. Plusieurs personnes témoignent sur les réseaux sociaux et des forums en ligne : « Je vais être expulsé de mon logement parce que la CAF prélève trop, je n’arrive plus à me nourrir.» Et les effets psychologiques sont graves : stress, dépressions, voire tentatives de suicide.
En 2016, un drame a frappé la ville d’Armentières, dans le Nord. Une mère de deux enfants, dont une fille atteinte de trisomie, sans emploi, s’est donnée la mort après que la CAF a suspendu ses prestations sociales. Selon Le Parisien, la raison avancée était l’impossibilité de cumuler une allocation handicapée belge et les APL en France.
Là encore, le traitement médiatique de l’affaire est asymétrique. Le journal donne davantage de visibilité aux services sociaux, qui tentent de justifier la mort de cette mère de famille, en laissant entendre que la responsabilité lui incombe : «Les services sociaux de la ville n’avaient pas réussi à avoir de contact avec elle. La jeune maman ne s’était pas présentée au dernier rendez-vous, en juin.» Cette couverture stigmatise une mère isolée, déjà confrontée à des difficultés extrêmes pour élever seule son enfant en situation de handicap, avec 398 euros d’aide handicapée. Elle illustre aussi un biais plus général dans le traitement médiatique des allocataires de la CAF : les cas spectaculaires sont mis en avant, tandis que les situations quotidiennes et les souffrances des bénéficiaires restent largement invisibilisées.
En conclusion, Maïté ajoute : «On va toujours dire dans les médias qu’on a récupéré tant de volume de fraudes, mais jamais ce que ça coûte en vie humaine derrière.»