Une investigation locale tenue à l’œil

Récupération de données personnelles, prises d’empreintes, filatures… Les journalistes d’enquête locale dérangent sur leur territoire et constatent qu’iels sont épié·es. Plusieurs médias indépendants organisent leur défense contre ces pratiques de surveillance.

Sept secondes, montre en main. C’est le temps que Toufik de Planoise, journaliste indépendant à Besançon (Doubs) et créateur du média local Le Ch’ni, aura passé sur les rails proches de la gare Viotte, le 26 avril 2023, avant d’être placé en garde à vue. Ce jour-là, il couvre les manifestations contre la réforme des retraites, qui occupent la voie ferrée depuis une quarantaine de minutes. Le bisontin retrace minutieusement les faits : « À ce moment-là, onze journalistes ont traversé les rails. » Pourtant, seul Toufik de Planoise sera appréhendé. Et pour cause : il est surveillé par les autorités locales. 

Le journaliste a fait l’objet de perquisitions à son domicile. Précarité du média indépendant oblige, il ne possède pas la carte de presse reconnue par la profession en France et qui le protégerait contre cette pratique.

Procédures d’intimidation

La situation est bien différente pour les journalistes d’investigation locale de Médiacités Lyon. Son rédacteur en chef, Nicolas Barriquand, reconnaît que son média est bien entouré : « On est partenaires de Médiapart, et soutenus par le Fonds pour une presse libre. » L’entreprise de presse possède aussi des rédactions à Nantes, Toulouse et Lille. Leurs enquêtes portant sur des mairies de tout bord politique, les préviennent d’être accusé·es d’être partisan·es. Le journaliste constate qu’aucune perquisition n’a été requise dans sa rédaction. 

« Par contre j’ai déjà été convoqué en gendarmerie », confie le rédacteur en chef. En 2019, alors qu’il enquête sur le clientélisme d’un élu local, il reçoit une lettre frappée d’un « URGENT » rouge l’invitant à rencontrer un officier de police judiciaire. Sur place, on procède à un relevé signalétique sans lui indiquer son droit de refus. « On a pris mes empreintes alors que je n’aurais pas dû les donner. Tout ça pour une plainte en diffamation d’un maire de l’agglomération lyonnaise. » Une démarche que le journaliste qualifie d’abus de pouvoir. « Il y a une fiche sur moi quelque part. »

Après son interpellation sur la voie ferrée, Toufik de Planoise, lui, s’est opposé au relevé signalétique exigé au commissariat : « J’ai refusé en constatant les dérives hallucinantes qui existent localement sur les fichiers et informations allant jusqu’au procureur de la République. » Il donne l’exemple d’un procès lors duquel son adresse a été divulguée par le procureur de la République au militant d’extrême droite auquel il était opposé. Des informations qui peuvent faire l’objet de campagne de doxing. « Ça consiste à révéler ton identité, des éléments personnels comme par exemple ton entourage sur les réseaux sociaux », explique de Planoise.

Fort de ces expériences, l’enquêteur a développé une stratégie de prévention. « On évite d’avoir une vie personnelle qui soit perceptible de l’extérieur. » Le journaliste s’abstient de laisser traîner ses disques durs et dossiers d’enquête à son domicile. Il avoue aussi anticiper les interpellations. « Il y a un protocole “garde-à-vuequi consiste en un topo sur nos droits, nos devoirs et qui on peut appeler », continue-t-il. 

Défiance des sources

Enquêter tout en restant en bons termes avec des sources présentes au coin de la rue relève de l’exercice d’équilibriste. L’investigation à l’échelle nationale peut, elle, davantage se passer d’établir un lien de confiance pérenne avec ses indicateurs. Thibault Dumas, rédacteur en chef de Médiacités Nantes, en atteste : « J’ai collaboré avec mes collègues de l’émission TV Complément d’Enquête, sur France 2. On n’a pas la même manière de travailler avec les sources. » 

« Un zadiste m’a suivi toute la journée sur son vélo. Ça a créé un état de tension. »

Le journaliste évoque la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, un sujet toujours d’actualité à Nantes. En 2018, alors que Médiacités en est à ses balbutiements, il est en reportage sur les manifestations violentes contre le projet d’aéroport. « Il fallait arriver à rentrer sur la ZAD. Les gendarmes vous prenaient votre carte de presse. » Une fois rencontré·es, les zadistes commencent par vérifier son profil sur les réseaux sociaux. L’enquêteur est surpris par des pratiques plus intimidantes encore que celles des forces de l’ordre. « Ils m’ont attribué un zadiste qui m’a suivi toute la journée sur son vélo. Ça a créé un état de tension. » 

Thibault Dumas pose un regard critique sur ces méthodes. « Les opposants avaient compris qu’il faut maîtriser sa communication. » Aujourd’hui encore, la ZAD dispose d’un contact de presse et de procédures de surveillance comparables à celles de grandes entreprises. En juillet 2025, Médiacités a d’ailleurs reçu de la part des zadistes un document de quatre pages vilipendant leur dernière enquête : « On se demande si on peut continuer à avoir un lien avec eux parce c’est handicapant de subir des pressions ». Mais couper les ponts reste compliqué quand on travaille localement.

Intérêts politiques

À 40 kilomètres de là, la Bretagne est en revanche un terrain miné pour l’investigation locale. En 2023, la journaliste Morgan Large a déposé plainte pour suspicion de sabotage de sa voiture personnelle. L’enquêtrice du média indépendant Splann est connue pour son travail sur l’agro-industrie bretonne. Thibault Dumas explique : « On a un particularisme breton sur les questions liées à l’agroalimentaire qui explique ce niveau de menace. » Bien que les auteur·ices du sabotage n’aient pas été identifié·es, des suspicions planent sur des acteur·ices du secteur dont les intérêts sont cruciaux dans la région.

Hormis à Notre-Dame-des-Landes, le rédacteur en chef nantais n’a pas été menacé dans son travail d’investigation. La gouvernance de la ville est connue pour alterner entre le centre-droit et le centre-gauche. Une position modérée qui se traduit par une indulgence envers le média. Si Thibault Dumas se doute d’être observé par les services de renseignement de l’État, les autres enquêtes de Médiacités Nantes ne donnent pas lieu à des démarches suspectes de surveillance. « Dans 95 % des cas, ça ne va pas au-delà de l’engueulade », tempère-t-il. Un avis partagé par Toufik de Planoise au sujet de ses enquêtes : « Je suis rarement emmerdé. »

Le bisontin se sait toutefois tenu à l’œil par les autorités locales et organise sa propre contre-surveillance en conséquence. L’enquêteur a ainsi pu consulter des comptes-rendus du renseignement territorial faisant mention de sa présence pour couvrir des manifestations. Une pratique qu’il a développée depuis 2013, après avoir épluché un compte-rendu d’une réunion entre le préfet et les deux députés du Doubs qui mentionnait déjà à l’époque que « le blog de Toufik de Planoise est sous surveillance ».

La meilleure défense réside peut-être dans la prise de conscience collective. Sur Médiacités, Nicolas Barriquand a publié un article sur son relevé signalétique afin d’interpeller les Lyonnais. Toufik de Planoise, lui, joue sur sa notoriété : « Si tu es attaqué en public, une partie de l’opinion publique locale prendrait ta défense. » De quoi retrouver des forces pour repartir sur le terrain.

Alyssa Appino et Maël Bréhonnet.

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