À l’approche de l’élection présidentielle américaine, la Russie tente encore de semer la discorde dans l’électorat américain. Renforcée par de nouveaux moyens comme l’intelligence artificielle, l’influence russe paraît toujours plus menaçante. Ces derniers mois, les États-Unis ont pris des mesures pour contrecarrer les plans russes, mais seront-elles suffisantes ?
« Ce sont des bots russes ! », « C’est un bot ChatGPT », « Encore un bot russe sur X (Elon Musk ne va toujours pas supprimer ce profil) », sur le réseau X (ancien Twitter), les faux comptes russes pullulent et font régner la désinformation. Après avoir tenté de déstabiliser les Jeux Olympiques de Paris, la Russie vise désormais les scrutins américains. Des ingérences déjà bien connues par le pays de l’Oncle Sam qui a été ciblé lors des élections présidentielles de 2016 et de 2020. Et l’année 2024 ne sera pas en reste.
Début septembre, une affaire a fait grand bruit : le média d’extrême droite américain Tenet Media aurait perçu dix millions d’euros du média russe RT (suspendu dans l’Union européenne). L’objectif : diffuser la propagande russe auprès du public américain. RT aurait ainsi acheté les voix de plusieurs influenceur·ses pro-Trump, affilié·es à Tenet Media. notamment, les youtubeur·ses Benny Johnson (2,4 millions d’abonné·es), Tim Pool (1,3 million d’abonné·es), ou bien Lauren Southern (711 000 d’abonné·es).
« Nous nous attendons à ce que la Russie, l’Iran et la Chine accélèrent le rythme de leurs activités d’influence. »
Clint Watts, directeur général au Centre d’analyse des menaces chez Microsoft
Autre fait majeur, une enquête internationale aussi publiée en septembre et menée par plusieurs médias européens, a analysé en détail le fonctionnement d’une ferme à trolls russe. Dissimulée sous le nom de Social Design Agency (SDA), cette entité aurait créé plus de 300 faux médias et 20 faux think tank pour diffuser des “fake news”. Des documents qui ont fuité témoignent des consignes données à leurs employé·es (ou à leurs bots) : “Écrivez un commentaire de 400 caractères d’une Américaine de 38 ans, qui estime que l’aide militaire à l’Ukraine et à Israël devrait être réduite.”
Ce à quoi il faut s’attendre
Ces dernières années, les capacités d’ingérence russe ont fait un bond en avant grâce à l’intelligence artificielle, aussi bien algorithmique que générative. À tel point que le bureau américain chargé du renseignement national a organisé une conférence de presse, le 7 octobre 2023, pour alerter les citoyen·nes de ces menaces. Toute une panoplie de tactiques sont déployées par ces acteur·ices russes : publication de faux commentaires, création de faux comptes et médias. Le but serait de faire réélire l’ancien président Donald Trump, bien connu pour son scepticisme sur l’Otan et ses critiques sur le soutien américain à l’Ukraine.
Le bureau du renseignement national n’est pas le seul à avertir sur la situation. C’est aussi le cas de nombreux·ses chercheur·ses en cybersécurité qui s’activent dans tout le pays pour tenter d’arrêter la machinerie russe. Clint Watts, directeur général au Centre d’analyse des menaces chez Microsoft (MTAC), est l’un d’eux. Le 17 avril 2023, il expliquait sur son blog que l’ingérence devrait s’intensifier à l’approche des élections : “Nous nous attendons à ce que la Russie, l’Iran et la Chine accélèrent le rythme de leurs activités d’influence et d’interférence à l’approche de novembre”. L’élection présidentielle est prévue mardi 5 novembre 2024.
Microsoft Threat Intelligence, une communauté de plusieurs milliers d’expert·es qui luttent contre les menaces informationnelles, signale que ces derniers mois, le Kremlin a changé de tactique pour atteindre le public américain, et cela après que les États-Unis aient pris des mesures contre ces ingérences. Selon elles et eux, Moscou emploie maintenant un nouveau panel de techniques pour “diffuser du contenu politique diviseur, des vidéos mises en scène et même de la propagande améliorée par l’IA”. Toutefois, Clint Watts doute que des méthodes très sophistiquées de manipulation comme le deepfake soient utilisées par la Russie : “Des contenus plus simples et “superficiels” améliorés par l’IA et des faux contenus audio générés par l’IA auront probablement plus de succès.”
« Construire une défense, ça prend du temps »
Amaury Lesplingart, cofondateur et directeur de la technologie de Check First
Mais, la masse de désinformation contre laquelle il faut lutter est très importante. Amaury Lesplingart, cofondateur et directeur de la technologie de Check First, une société finlandaise spécialisée dans la protection face à la désinformation et l’influence étrangère, l’a constaté : “Sur les Jeux olympiques, on recevait un à trois faux narratifs par jour. Ce qui était déjà énorme ! Sur Kamala Harris par exemple, on est entre 10 et 20 par jour.” Ces fausses histoires, les Russes les envoient aux fact-checkeur·ses américain·es en masse, pour les surcharger et leur faire perdre du temps. C’est l’opération Overload aux États-Unis (le pendant américain de l’opération Matriochka). Amaury Lesplingart s’inquiète de l’amélioration, ces deux dernières années, des capacités russes : “Les États-Unis devraient avoir les moyens de se protéger. Mais ça reste de la défense et pas de l’attaque. Et construire une défense, ça prend du temps”.
La contre-offensive des États-Unis
Les autorités des États-Unis ont multiplié les mesures ces derniers mois pour s’attaquer aux relais de la propagande du Kremlin. Début septembre, le département du Trésor a ainsi sanctionné deux ONG russes et dix personnes, dont six responsables de la chaîne RT. Des restrictions de visa à l’encontre de membres de l’agence de presse russe Rossia Segodnia ont également été mises en place. Peu après, le groupe Meta (Facebook, Instagram,…) a même pris des mesures pour bannir l’agence de ces réseaux. Sur la même longueur d’onde, le ministère américain de la Justice a fait fermer 32 domaines internet utilisés par les Russes. Parmi ces sites, des imitations de médias français, copiés-collés des journaux Le Monde et Le Parisien. Mais, cela ne suffit pas et les ingérences se poursuivent. Alors les autorités ont fait appel aux citoyen·nes pour les aider à coincer ces perturbateur·ices. Pour les motiver, le département d’État américain offre une récompense pouvant atteindre 10 millions de dollars.
Mi-mai 2024, Avril Haines, la directrice du renseignement américain, a annoncé que le gouvernement fédéral “n’a jamais été aussi bien préparé” pour protéger ce scrutin. S’il est difficile de mesurer l’efficacité des mesures américaines comme l’impact réel de l’ingérence étrangère, il reste certain que le debunk des fausses informations arrive toujours avec un temps de retard. Et durant ce laps de temps, elle aura eu le temps de faire bien des dégâts.
Adrien Jaulmes, correspondant depuis 2019 pour le journal Le Figaro aux États-Unis, constate l’impact de la désinformation sur la société américaine quasi quotidiennement : “Avec une opinion publique et une campagne électorale qui est extrêmement polarisée et partisane, les deux camps s’accusent mutuellement de bénéficier des influences étrangères.” C’est dire qu’aujourd’hui, le terme de “bot russe” est devenu une insulte, utilisée pour décrédibiliser ses adversaires. “Les deux camps, et surtout les républicains, sont tellement à la recherche des informations les plus scandaleuses et extravagantes pour attaquer leur adversaire, qu’ils tombent souvent dans le panneau et partagent des fake news”, poursuit le journaliste. Il cite l’exemple d’une rumeur lancée par la Russie selon laquelle le président ukrainien Volodymyr Zelensky se serait acheté deux yachts avec l’argent de l’aide militaire à l’Ukraine. Une information bien évidemment fausse mais, qui a trompé plusieurs élu·es américain·es.
Selon le correspondant, l’ “ampleur industrielle” qu’a désormais pris la désinformation russe a de grandes chances d’impacter les élections. Ce qu’il craint le plus : “une opération de désinformation énorme 72h ou 48h avant l’élection qui ne laisse que très peu de temps pour réagir”.
Derrière la Russie, les menaces iraniennes et chinoises
À court terme, le Kremlin cherche donc à faire réélire Donald Trump et à saper le soutien à l’Ukraine. Mais à long terme, les autorités russes auraient des objectifs bien plus vastes. Dans un entretien pour le site Desk Russie, le spécialiste de la propagande et de la guerre de l’information, David Colon, éclaircit ces objectifs : “Il s’agit […] d’encourager […] la décomposition de nos sociétés, en recourant à des récits déstabilisateurs qui vont fragiliser la cohésion sociale”. En d’autres termes : détruire notre modèle occidental basé sur la démocratie et les libertés. Des desseins qui sont également partagés par l’Iran et la Chine.
“La Russie constitue pour la Chine un modèle à imiter.”
Paul Charon, chercheur
Cette dernière semble s’immiscer de plus en plus dans l’élection présidentielle américaine, alertant plusieurs chercheur·ses. Clint Watts relève que l’Empire du milieu à la volonté d’ “exploiter la polarisation sociétale et [de] diminuer la confiance dans les systèmes démocratiques américains”. Autre fait intéressant, le chercheur Paul Charon, auteur d’un livre sur “Les opérations d’influences chinoises”, suggère qu’il existe une “russianisation” des ingérences chinoises. Il a remarqué que la Chine met désormais en avant des sites internet conspirationnistes, des fausses nouvelles scientifiques, et utilise des trolls aussi bien que des bots. “La Russie constitue pour la Chine “un modèle à imiter””, écrit le chercheur. Aux États-Unis, cette désinformation passe essentiellement par TikTok comme cela a été démontré lors des Midterms en 2022. Mais, une opération plus large, surnommée “Spamouflage” est aussi en cours pour déstabiliser l’élection présidentielle. Graphika, une société d’analyse des médias sociaux, qui publie régulièrement des enquêtes sur les ingérences étrangères, l’a remarqué et a produit une analyse publiée début septembre. Elles et ils ont débusqué plusieurs faux-comptes qui se font passer pour des électeur·rices pour semer le doute sur la légitimité du processus électoral américain.
Quant à l’Iran, la théocratie s’active pour déstabiliser l’élection, sans qu’un·e candidat·e préféré·e soit clairement identifiable selon les chercheur·ses. Un article du New York Times, daté du 4 septembre, rappelle que les ingérences iraniennes ont visé aussi bien Donald Trump que Kamala Harris. Avril Haines explique que l’Iran “cherche à alimenter la discorde et à saper la confiance dans nos institutions démocratiques”. Des diffusions de “fake news” et la création de faux sites ont d’ores et déjà été repérés par les autorités.
Du point de vue des capacités réelles d’influence, Adrien Jaulmes estime que les Russes ont une longueur d’avance : “Ils comprennent bien mieux la société américaine, ses réflexes et son fonctionnement, par rapport aux Iraniens ou aux Chinois.” Entraîné·es par de multiples ingérences en Afrique, en particulier dans l’Afrique francophone, les acteur·rices russes n’en sont plus à leur coup d’essai. Mais, la Chine pourrait bien devenir un sérieux problème cette année. Elle aussi s’est entraînée sur sa “chasse gardée” : Taïwan. Où l’élection présidentielle taïwanaise de janvier 2024 a été marquée par de nombreuses ingérences chinoises très sophistiquées. La question se pose donc : est-ce que la Russie, la Chine, ou l’Iran parviendront à influencer l’élection présidentielle américaine ? Pour le savoir, rendez-vous après le 5 novembre.
Maxime Sallé
La couverture des élections américaine depuis Moscou
Même les Russes ne sont pas épargné·es par la désinformation concernant les élections américaine. Les médias, quasiment tous pro-Kremlin, recrachent la propagande du régime et affichent les États-Unis et l’Otan comme leur ennemi géopolitique. « Le pays est constamment présenté comme étant en crise, décadent, fracturé et au bord de la guerre civile », décrit le journaliste franco-américain Jullian Colling, installé en Russie comme correspondant depuis 2017. « Les médias russes ont même choisi leur candidat, leur sympathie est plutôt dirigée vers Trump », ajoute-t-il. Pourtant, aux détours d’une conférence qui s’est tenue le 5 septembre 2024, Vladimir Poutine avait dénigré l’ancien président américain en déclarant qu’il avait imposé « plus de sanctions à la Russie qu’aucun autre président », et avait déclaré soutenir Kamala Harris. Pour Jullian Colling, cette position est difficile à croire alors que les démocrates sont bien plus dur·es envers Moscou que les républicains. Le dirigeant russe chercherait en réalité à surprendre en disant l’inverse de ce que l’on pense de lui. L’autre objectif pourrait être « d’attiser les tensions entre les deux camps […] et de décrédibiliser les démocrates, affublés du soutien de Vladimir Poutine », explique le journaliste.
Ces opérations de déstabilisation sont cachées aux yeux et aux oreilles des Russes d’après le franco-américain : “Les autorités ne veulent pas montrer leurs cartes et ne pas embêter les gens avec ça.” Et c’est justement un homme de l’ombre, l’un des bras droits de Poutine, Sergueï Kirienko, qui dirige la majeure partie de la propagande extérieure du Kremlin. “C’est lui qui aurait créé et dirigé cette nouvelle usine à troll, la SDA (évoquée plus haut dans l’article, ndlr)”, relève Jullian Colling. “Il a aussi été chargé de la propagande dans les régions occupées ukrainiennes, au Donbass et au sud”, poursuit-il. Selon lui, si Sergueï Kirienko est bien à la tête de la SDA, “cela montre à quel point il est important pour la Russie de mener à bien ces opérations de désinformation à l’étranger”.