Cet été, une soixantaine de journalistes ont été visés par des menaces de mort émanant de l'extrême-droite, rien qu'en France. Montage : Zian Palau

Informer ou se taire : quand les journalistes sont pris·es pour cible 

Cyberharcèlement, lettres d’intimidation envoyées au domicile personnel, agressions en manifestation voire même menaces de mort. La guerre de l’information est parfois violente à l’égard de certain·es journalistes. L’objectif : les conduire au silence.

Début juillet, durant l’entre-deux-tours des élections législatives anticipées, Nora Hamadi connaît un réveil qu’elle n’est pas prête d’oublier. Comme à son habitude, la journaliste familière des plateaux télé d’ARTE et BFM TV saisit son portable au petit matin et se rend sur Instagram. Elle découvre alors la publication d’une de ses amies : « Plein soutien à Nora Hamadi. Face aux attaques, on ne doit pas flancher. »

Inquiète des multiples rebondissements qui entourent cette campagne électorale éclair, elle ne comprend pas au premier abord l’origine d’un tel post. Après quelques minutes d’attente, le verdict tombe. « Au téléphone, mon amie m’apprend que je suis sur une liste d’un site d’extrême droite qui appelle à me coller deux balles dans la nuque. » 

Comme Nora Hamadi, près de 180 personnalités, dont une soixantaine de journalistes, sont visées par ces menaces de mort. Ils et elles ne se connaissent pas forcément, exercent dans des domaines différents. Mais ont tous·tes signé, en octobre 2023, une tribune publiée dans l’Humanité intitulée « les attaques contre les journalistes doivent cesser. » 

De son côté, c’est au téléphone que Julien Sauvaget, reporter pour France 24, apprend la nouvelle. Un appel émanant directement de sa direction, qui demandera au journaliste régulièrement chargé de la couverture du Rassemblement national de s’éloigner quelque temps de la sphère politique. « C’était une tribune consensuelle, assure-t-il. Il s’agissait juste de réaffirmer la liberté de la presse, le besoin de protéger les lanceurs d’alerte et de sanctuariser nos sources à l’aube des États généraux de l’information. Rien à l’encontre de l’extrême droite. »

Pourtant, c’est bel est bien sur le blog de Réseau Libre, un groupuscule d’extrême droite dont le leader est exilé en Russie, que les noms des 180 personnalités sont affiliés à « la vermine qui pourrit la France depuis des décennies au nom de la liberté d’expression ». Avec cette liste « des candidats à la balle dans la nuque », plusieurs dizaines de médias dénoncent avoir franchi une ligne rouge dans la violence.

La guerre électorale et la guerre idéologique 

Entre le 16 juin 2024, jour de dépôt des candidatures pour les législatives, et le second tour du 7 juillet, la Fédération européenne de journalisme a répertorié 24 atteintes à la liberté de la presse en France, dont 19 émanant de l’extrême droite. Soit quasiment l’équivalent des 32 signalements émis depuis le début de l’année.

« Ces élections marquent un tournant dans le comportement de l’extrême droite », analyse Emmanuel Casajus, docteur en sociologie et auteur de Style et violence dans l’extrême droite radicale. « Avec les derniers résultats électoraux, il y a eu une libération de la parole. Certains partisans se sentaient légitimes de s’opposer à la gauche et aux journalistes appartenant à « l’anti-France », que ce soit sous la forme de cyberharcèlement ou d’agressions. Ils ont amorcé une pression sociale extrêmement forte. »

Forte, mais pas insoutenable. Déjà menacé il y a 10 ans par des relais de l’extrême droite pro-russe suite à un duplex en direct de Donetsk, Julien Sauvaget a vécu pire. Ses coordonnées personnelles diffusées, le journaliste recevait près de 4.000 mails d’insultes quotidiens. « J’ai été moins craintif après la publication de la liste de Réseau libre, affirme-t-il. Le grand public l’a découverte en juillet mais elle existe sur le site du groupuscule depuis octobre 2023 sans que personne ne s’en aperçoive. Entre temps, j’ai couvert très régulièrement le Rassemblement national et il ne m’est rien arrivé. » Le journaliste s’est donc contenté de porter plainte aux côtés d’autres victimes. Deux procédures judiciaires sont en cours. 

Les nouvelles procédures-bâillons 

Dans cette guerre informationnelle où certain·es journalistes sont mis·es sous pression,  des plumes parviennent à puiser leur force dans l’horreur. Le 10 juillet, la journaliste Salomé Saqué informe publiquement sur X être, elle aussi, visée par Réseau libre. Trois mois plus tard, elle publie aux éditions Payot un ouvrage intitulé « Résister ». L’objectif : « expliquer pourquoi et comment résister à l’extrême droite. Parce que ce courant politique et les idées qu’il véhicule mettent en péril les fondements de notre démocratie. » 

Un choix d’engagement aussi adopté par Nora Hamadi. Soucieuse de ne pas flancher sous la pression de ce qu’elle assimile comme une « procédure-bâillon », elle coopère avec la cellule de sécurité de Radio France et signale la publication au Procureur de la République. « Les menaces de mort, de viol, le cyberharcelement, ce sont des stratégies éculées… Les procédures-bâillons existent partout. Le groupe Bolloré a été un des premiers à saisir des médias qui produisent des documentaires s’attaquant à son empire pour les arrêter.” La journaliste est catégorique : il ne faut pas céder. “Si on commence à se poser la question des menaces au moment où l’on se met à parler, c’est qu’ils ont déjà gagné. »

La difficile adaptation des journalistes indépendant·es 

Mais face à la croissante emprise médiatique de l’extrême droite, certain·es journalistes avouent concéder quelques défaites. Notamment les indépendant·es, sans attaches dans une rédaction. Une position qui les fragilise. Ricardo Parreira, collaborateur régulier de médias de gauche comme Reflet, Frustration ou StreetPress, a expérimenté cette violence à ses dépens. 

Le 29 janvier dernier, l’habitué des manifestations se rend dans le cortège des agriculteur·ices en colère devant la préfecture de Montpellier. Il commence à couvrir l’événement sur X. L’un de ses tweets est repéré par un groupuscule d’extrême droite local. Ses membres partent alors à sa recherche en passant au milieu de la foule. Malgré ses lunettes de soleil et son béret, le journaliste est interpellé, menacé et poussé à l’extérieur de la manifestation. 

« Depuis, ces mêmes militants publient régulièrement ma photo sur les réseaux sociaux, témoigne Ricardo. Ils ont même lancé un appel à tabassage et promettent de l’argent au premier qui me tombera dessus. Ça devient dangereux. J’ai été obligé de réduire d’à peu près 80 % mon travail de terrain. Je continue à aller en manif mais préfère écrire depuis chez moi dès que possible. J’ai développé une ultra-prudence. Il est urgent que notre système judiciaire se modernise et comprenne qu’il faut nous protéger dans une société où attaquer des journalistes devient commun. »

S’organiser avant 2027

Les États généraux de la presse, clôturés en septembre 2024, ont débouché sur une proposition de loi pour légiférer sur les procédures-bâillons, rappelant l’importance de pouvoir “rejeter les procédures infondées et sanctions dissuasives en cas d’abus”. Mais rien de concret du côté du gouvernement. Certain·es journalistes tentent donc, tant bien que mal, de s’organiser à leur échelle. Des cellules de sécurité fleurissent dans les médias, des collectifs comme Reporters sans frontières, Forbidden Stories ou encore Nothing2Hide accompagnent les victimes dans les démarches judiciaires et de sécurisation numérique.

Nora Hamadi a, quant-à-elle, choisi de fermer quelque temps ses demandes de messages sur X. « Je mets des filtres de tous les côtés. Mais cela ne m’empêche pas de recevoir des horreurs par moments. On doit faire face à une logique de meute dont on ne sait pas encore comment s’extirper. Mais il nous faut trouver une solution. Surtout avant 2027 et les nouvelles élections présidentielles. »

Marius Caillaud

Vidéo de Patti Delaspre et Olivia Frisetti

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