Entre avril et juin 2024, les interventions du Rassemblement national représentent presque neuf heures de temps d’antenne dans les journaux télévisés des chaînes d’informations. En l’espace de quelques décennies, l’ancien Front national, et ses thèses ont envahi les esprits et conquis les urnes. Retour sur un long processus de blanchiment de l’extrême droite dans les médias qui aurait pu être évité.
« Cette invitation, vous le savez, ne fait pas plaisir à tout le monde (…) vous avez désormais une réalité électorale, vous faites partie d’une réalité de la société française, c’est un fait et c’est pourquoi je vous ai invité ce soir ». C’est avec ces mots que François-Henri de Virieu introduit, le 13 février 1984, le plus polémique de ses invité·es, Jean-Marie Le Pen. En donnant pour la première fois la parole au leader d’extrême droite, le présentateur de l’Heure de Vérité, émission politique phare d’Antenne 2 franchit une ligne rouge dans l’espace médiatique. Devant les studios de la chaîne, une centaine de personnes manifestent contre cette invitation, jugée scandaleuse.
« Le simple fait d’avoir invité Jean-Marie Le Pen a contribué à le légitimer. »
Claire Sécail, spécialiste des médias
Quarante ans plus tard, la parole de l’extrême droite est présente partout, des chaînes d’information en continu jusqu’au service public. Selon un décompte de l’association Acrimed, sept des principaux et principales cadres du Rassemblement national sont apparu·es 87 fois dans les matinales audiovisuelles entre le 17 janvier et le 7 mai 2023, soit une fois tous les deux jours en moyenne.
Un tournant dans la légitimation
« Rétrospectivement, l’invitation de Le Pen dans l’Heure de Vérité est un tournant, non pas dans la banalisation, parce qu’il cherche alors à cliver, mais dans la légitimation de la parole d’extrême droite, explique Claire Sécail, spécialiste des médias au CNRS. C’est un piège qui s’est ouvert même si les journalistes ont été pugnaces, le simple fait de l’avoir invité contribue à le légitimer et à lui offrir un large public. » Cette entrée dans le champ médiatique, fondamentale dans la visibilité du parti, est également très politique. Après une plainte de Jean-Marie Le Pen en 1984 adressée au président de la République, s’indignant de son boycott, François Mitterrand lui-même a demandé au président de la chaîne de lui donner un espace pour s’exprimer. Quelques mois seulement après sa première apparition télévisée, le Front national réalise son premier gros score électoral en engrangeant 11% des voix aux européennes.
Le cofondateur du parti s’engouffre alors dans la brèche. Sa parole subversive, ses petites phrases et son goût pour la provocation plaisent aux émissions d’informations qui vont jusqu’à mettre en scène ses interventions. « Un des moments qui avait suscité beaucoup de controverse, c’était la rencontre entre Jean-Marie Le Pen et Bernard Tapie, à qui on avait donné des gants de boxe avant d’entrer sur le plateau… On voit bien qu’il y a eu une logique sous-jacente qui était d’accorder une visibilité à l’extrême droite parce que ça allait faire une émission catchy, avec un bon potentiel d’audience », explique Nicolas Kaciaf, maître de conférences en sciences politiques à Lille. Ce modèle économique, souvent mis en avant pour ces émissions, a accompagné jusqu’à aujourd’hui la montée de la famille Le Pen.
« Ruquier a eu un rôle essentiel à ce niveau-là en faisant de Zemmour et de Naulleau ses chroniqueurs vedettes »
Alexis Lévrier, historien des médias
Cette logique du clash est encore utilisée près de vingt ans plus tard dans les émissions des années 2000 de Thierry Ardisson et Laurent Ruquier, qui ont aussi facilité la montée de la parole d’extrême droite. « Dans Tout le monde en parle, Ardisson invite Renaud Camus le théoricien du grand remplacement, mais aussi Dieudonné, Soral… des figures qui vont être exclues de l’espace médiatique central, mais qui ont eu le temps d’imposer leur vocabulaire. Et Ruquier a eu un rôle essentiel à ce niveau-là en faisant de Zemmour et de Naulleau ses chroniqueurs vedettes », explique Alexis Lévrier, auteur de Jupiter et Mercure. Le pouvoir présidentiel face à la presse.
Une image adoucie
Mais jusqu’à la fin des années 2000, les réticences à laisser la parole à l’extrême droite perdurent. Anne Sinclair, présentatrice de l’émission Sept sur Sept pendant 13 ans, refusera catégoriquement d’inviter Jean-Marie Le Pen, qui aura toujours conservé une image sulfureuse. Une normalisation médiatique et politique qui sera l’objectif principal de sa fille, Marine Le Pen, dès le début de sa présidence à la tête du parti en 2011, avec en ligne de mire, l’accession au pouvoir.
Finies les petites phrases, les « points de détail » de l’histoire… La nouvelle image de l’extrême droite doit être responsable et humaine. Une parole souvent dépolitisée portée par de nombreux médias qui la présente non plus comme une politique mais comme une femme proche des Français. « Les chaînes d’infos rivalisent de « sagas » sur la famille Le Pen, France Inter parle de la relation de la candidate à ses chats, chez Le Parisien ou Le Figaro, on débriefe la prestation de Marine Le Pen sur le divan de Karine Lemarchand… », décrypte Pauline Perrenot, autrice de Médias contre la gauche, dans un article d’Acrimed. En 2022, c’est Eric Zemmour, éditorialiste habitué des plateaux, qui vient mettre un point final à ce processus de banalisation. Une figure qui, par ses excès, fera définitivement apparaître les idées du Rassemblement national comme acceptables.
Cette nouvelle image du RN, permet d’investir un espace médiatique toujours plus grand. La presse écrite nationale comme régionale lui consacre désormais une place dans ses pages. Alors que La Voix du Nord titrait en 2015 « Pourquoi une victoire du FN nous inquiète », en juin 2024 un entretien de Marine Le Pen faisait la une du journal. En moins de dix ans, le Rassemblement national est devenu un parti comme les autres qu’il serait absurde de reléguer au second plan selon Julien Lecuyer, responsable du bureau de Paris de La Voix du Nord et auteur de l’interview. « Ce qui était possible dans les années 1980 avec l’audience résiduelle du FN n’est plus possible quand ils font 11 millions de voix aux élections. Il est complètement illusoire, sauf à considérer que la démocratie n’a plus aucun sens, de ne pas faire état de leur action. »
Une question toujours d’actualité
Cette banalisation continue d’interroger le milieu journalistique. Les législatives de 2024 ont marqué un sursaut pour beaucoup de rédactions. En juin 2024, 90 médias indépendants se sont ouvertement positionnés en signant une tribune « pour un front commun contre l’extrême droite ». Cinq journalistes de France 3 ont décidé de s’associer à cette tribune, un engagement qui leur a valu un évincement du reste de la campagne.
Cette lutte contre l’extrême droite fait partie intégrante de certaines lignes éditoriales. Streetpress, Quotidien ou encore Mediapart ont fait le choix de ne pas réaliser d’interview de personnalités issues de partis réactionnaires sans pour autant les invisibiliser. Un choix assumé : « Pour nous, l’extrême droite est un danger pour notre démocratie et on ne la considère pas comme un parti comme les autres, martèle Christophe-Cécil Garnier, rédacteur en chef adjoint du pôle enquête de Streetpress. Prendre en compte le vote ce n’est pas les laisser dire n’importe quoi. »
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La possibilité d’un cordon sanitaire
De l’autre côté de la frontière, en Belgique, cette position a été adoptée, il y a plus de trente ans. Le 24 novembre 1991, la Belgique connaît une percée de l’extrême droite lors de législatives. C’est le “dimanche noir”. Symbole de la montée de l’extrême droite en Belgique francophone, cette date marque un sursaut tant médiatique que politique. Peu après, un cordon sanitaire est mis en place. Côté politique, cela signifie qu’aucun parti ne doit s’allier avec l’extrême droite ni faire passer de loi avec l’appui de celle-ci. Du côté des médias, on ne donne pas la parole en direct sur les antennes à l’extrême droite. Laurence Brecx, responsable de la rédaction à la Radio télé belge francophone (RTBF) insiste, cette décision n’est pas le fruit d’un jugement ou d’une volonté d’invisibilisation de certaines idées : « En Belgique, on a une loi qui condamne les propos xénophobe et liberticide et on se base sur cette loi pour analyser les programmes des partis et vérifier par le service juridique de la RTBF s’ils font partie de ce cordon sanitaire. On estime que le programme atteint de manière grave et répétée à des libertés fondamentales. « Ne pas inviter les représentant·es de ce parti permet alors d’encadrer leur parole, de la fact-checker, de la remettre en contexte grâce au travail journalistique, « une responsabilité qu’on a en temps que média », selon elle.
Un choix qui trente ans plus tard semble avoir porté ses fruits. Lors des dernières élections communales en Belgique francophone, en octobre 2024, seules 6 communes sur 288 ont qualifié une liste d’extrême droite au second tour. Selon Benjamin Biard, docteur en sciences politiques belge, le cordon sanitaire a joué un rôle. « Ce choix, très stable depuis les années 1990, a pour effet de réduire la visibilité de l’extrême droite, mais aussi de conserver l’idée que ce ne sont pas des partis normaux et respectables. »
Pour autant, un cordon sanitaire similaire à la Belgique ne pourrait être appliqué en France, « bien trop tard », selon Alexis Lévrier. Benjamin Biard ajoute, pessimiste : « ils ont déjà gagné pignon sur rue et pourraient l’utiliser pour se victimiser ». En France, le RN a rassemblé 41,45 % des voix exprimées lors des élections présidentielles de 2022 au second tour, du jamais vu.
Marius Joly et Elise Leclercq
Trois questions à Alexis Lévrier, historien des médias
Selon vous, l’interview de Jean-Marie Le Pen de 1984 marque-t-elle le début de l’ascension médiatique de l’extrême droite ?
C’est plutôt un retour, car l’extrême droite a été très influente dans le champ médiatique dans les années 1890. L’affaire Dreyfus va lui donner une place à l’extrême droite qu’elle va conserver après jusqu’à la collaboration et la libération. Elle est au centre de l’échiquier médiatique, et elle fixe les thèmes. L’extrême droite est d’une violence assumée. Il y a des incitations au meurtre dans des journaux comme l’Action française, qui est pourtant plus littéraire. Après la collaboration, on a cru que c’était terminé.
Mais alors qu’est ce qui a changé avec cette interview ?
Comme je le disais, cette presse-là n’a jamais disparu, mais elle était passée dans la marge de l’espace médiatique. Des journaux comme Minute pouvaient tirer des centaines de milliers d’exemplaires à une époque, mais étaient lus un peu dans le secret et n’avaient pas du tout de considération. C’est ce que la phrase de Desproges disait : « On lit Minute avec la nausée et les mains sales ». On le lisait malgré tout, mais on avait un sentiment de dégoût assez légitime.
Y-a-t-il eu d’autres évènements qui ont marqué son ascension et sa médiatisation ?
En 2012, l’arrivée d’Yves de Kerdrel à la direction de la rédaction de Valeurs Actuelles est vraiment un moment de basculement. À l’époque, c’était un journal de droite, mais qui n’était pas d’extrême droite. Un journal conservateur, mais pas du tout xénophobe. Yves de Kerdrel comprend qu’il y a un créneau et entraîne le journal sur cette pente. Valeurs Actuelles va multiplier les unes, qui rappellent clairement la période de l’affaire Dreyfus, avec un nouvel ennemi de l’intérieur, qui est le musulman, le Rom, l’étranger, de manière générale. Pour le reste, c’est vraiment le goût des couvertures et des slogans, qui sont volontairement provocateurs et qui s’imposent dans l’espace public, au-delà de l’espace médiatique, sous les lignes de Valeurs Actuelles. Vous pouvez les croiser, à cette époque-là, sur les étales des kiosques, en allant chercher votre pain. Le journal a formé une jeune génération de journalistes, autour de Geoffroy Lejeune, de Charlotte D’Ornellas, Tugdual Denis, qui va arriver sur les plateaux de télé où Bolloré, propriétaire de ces chaînes, leur a donné une visibilité.