Le viol et le meurtre de Philippine le 20 septembre 2024 auraient pu être perçus comme une conséquence de plus de la violence masculine. À la place, ils ont été présentés comme un problème d’immigration dans beaucoup de médias, le suspect étant étranger et sous Obligation de quitter le territoire français. Les arguments féministes servent alors une idéologie raciste : c’est ce qu’on appelle le fémonationalisme.
« Philippine, 19 ans, est morte parce que la France ne protège pas ses enfants. Morte parce que le déni est la règle jusqu’au sommet de l’État. (…) Lola hier, Philippine aujourd’hui, d’autres demain, seront les victimes d’un État défaillant », affirme Pascal Praud, le 25 septembre, dans l’Heure des Pros sur CNews.
Au lendemain du meurtre de Philippine, retrouvée morte au bois de Boulogne le 20 septembre 2024, une partie des médias n’a qu’une obsession : le suspect, d’origine marocaine, était sous obligation de quitter le territoire français (OQTF). Le même discours tourne en boucle : l’État a failli. Le drame aurait pu être évité. L’homme n’aurait pas dû être là.
Sur LCI, David Pujadas clame : “Si cet homme avait pu être reconduit à la frontière, rien de cela ne serait arrivé”. Sur BFMTV, l’ eurodéputée Reconquête Sarah Knafo parle de francocide. Selon Khalil Rajehi, journaliste police justice à CNews qui a écrit sur le meurtre de Philippine, le fait que le suspect soit sous OQTF est l’un des éléments qui donne à l’affaire une importance nationale : “C’est une information cruciale, on parle d’une personne qui ne devait pas se trouver en France au moment des faits”, insiste-t-il d’emblée.
De fait divers à fait de société
L’affaire prend rapidement de l’ampleur. “Quand on parle d’un fait divers, c’est parce qu’il dit quelque chose de la société”, affirme Matthias Tesson, journaliste police justice à BFMTV. Le meurtre de Philippine a été largement médiatisé car “il a eu lieu au bois de Boulogne, un endroit connu des Français, parce que le suspect est récidiviste, déjà condamné pour viol, et, évidemment, en raison de son statut administratif”. Selon Matthias Tesson, cela rend le sujet d’autant plus important car “on se demande si ce crime aurait pu être évité” et cela pose des questions “sur les failles administratives et judiciaires, l’utilité de la prison”.
Sur les plateaux télé de chaînes d’information en continu, politiques et invité·es d’extrême droite défilent. “J’ai été surpris par le silence des politiques sur l’affaire des viols de Mazan, alors qu’il y a eu une floraison de la parole politique d’extrême droite après la mort de Philippine” remarque Samuel Gontier, journaliste à Télérama qui écrit toutes les semaines une critique des chaînes de télévision.
Le chroniqueur déplore le fait que les chaînes d’info en continu BFMTV et LCI, qu’il a analysées pendant plusieurs heures lors de l’affaire Philippine, aient principalement invité des politiques d’extrême droite et non pas des expert·es des violences sexistes et sexuelles : “Ce fait divers permet à l’extrême droite de développer son discours”.
Une bataille des mots
Cela n’avait pas été le cas pour Lina, disparue en Alsace en septembre 2023 et dont le corps vient d’être retrouvé. “Comme le suspect Samuel Gonin était français, les médias n’en ont pas parlé”, analyse Pauline Bock, rédactrice en chef adjointe d’Arrêt sur Images, qui a écrit un édito sur le traitement médiatique du meurtre de Philippine. “Les médias ont beaucoup plus parlé de son bourreau que d’elle”. Les articles titrés “Ce que l’on sait du suspect sous OQTF” s’enchaînent. “On va bien plus insister sur l’immigration que sur les féminicides”, conclut Pauline Bock.
Rares sont les médias qui emploient le mot féminicide pour qualifier le meurtre et le viol de Philippine. “Dans l’imaginaire collectif, le terme féminicide est associé à un conjoint ou à un ex-conjoint qui tue sa compagne”, expliquent les journalistes interrogés de CNews, BFMTV et France Télévisions pour justifier le fait que leur média ne l’utilisent pas ou peu pour qualifier l’affaire Philippine. Le Petit Robert définit pourtant clairement le terme depuis 2015 : un féminicide est le meurtre d’une femme en raison de son sexe. Il est important d’utiliser ce mot pour accentuer le caractère systémique des violences sexistes et sexuelles. “Ne pas l’employer, c’est banaliser cette violence”, affirme Margot Bonnéry, journaliste au service politique de l’Humanité. “Elle a été tuée parce qu’elle est une femme, donc le terme féminicide s’applique, on aurait tout à fait pu l’employer”, reconnaît Matthias Tesson de BFMTV.
Certains médias comme l’Humanité ont rapidement choisi d’utiliser le mot féminicide pour parler du meurtre de Philippine. “Le mot est venu naturellement sans que cela pose de problèmes, on l’emploie depuis plusieurs années”, explique Margot Bonnéry. La journaliste politique a écrit un article intitulé “Meurtre de Philippine : quand les féminicides intéressent (pour une fois) l’extrême droite” et réalisé un reportage au rassemblement du collectif d’extrême droite Némésis suite auquel elle a subi une vague de cyberharcèlement. Le journal engagé à gauche a fait le choix d’écrire sur la récupération politique de l’extrême droite. “On a beaucoup hésité, on ne voulait pas rentrer dans l’engrenage alors qu’une personne est décédée et qu’il y a une famille derrière. On en a discuté au sein de la rédaction. Mais si l’extrême droite instrumentalise, ce n’est pas un sujet qu’il faut laisser de côté”, estime la journaliste. “Il y a une bataille de l’information qui se joue entre les médias”.
L’affaire Philippine, un fémonationalisme médiatique
L’emballement médiatique lié à l’affaire Philippine peut se comprendre à la lumière d’un concept théorisé dès 2012 par la sociologue britannique Sara R. Farris : le fémonationalisme. Dans son ouvrage “Au nom des femmes : “fémonationalisme”, les instrumentalisations racistes du féminisme” (2017), l’autrice définit ce phénomène comme l’instrumentalisation des droits des femmes pour promouvoir des politiques de stigmatisation raciale, orchestrée par des partis nationalistes, des gouvernements néolibéraux, certaines intellectuelles se réclamant du féminisme et des « fémocrates » (organisations de femmes et de bureaucrates haut placé·es d’organes étatiques pour l’égalité des genres). En d’autres termes, c’est l’évocation des droits des femmes pour stigmatiser les hommes racisés, plus spécifiquement musulmans ou maghrébins, et les faire passer pour une menace pour les sociétés occidentales.
L’une de ses principales figures françaises est Némésis, collectif identitaire se réclamant du féminisme. Celui-ci s’est souvent exprimé vis-à-vis de l’affaire Philippine, notamment lors de l’appel du groupe pour un rassemblement à Paris le 29 septembre 2024 ayant réuni environ 500 personnes. “Nous dénonçons toutes les agressions, mais, contrairement aux féministes de gauche, nous mentionnons la nationalité et l’origine des agresseurs”, explique Anaïs, l’une des porte-paroles du groupe. “J’ai été choquée de voir des vidéos qui ont tourné sur les réseaux au sujet des OQTF : des influenceuses disent qu’elles ne sont délivrées que pour des raisons administratives”. Or, nous lui rappelons que seules 1,4% des OQTF ont été prononcées après une condamnation pénale entre 2019 et 2022. La militante nous répond : “Je ne savais pas du tout, vous m’apprenez quelque chose”.
Dans les médias, la hiérarchie de l’information, le fait de mentionner la nationalité marocaine du suspect et le fait qu’il soit sous OQTF peut potentiellement s’inscrire dans le fémonationalisme, tel que le souligne Samuel Gontier : “Rien n’interdit de donner l’origine, mais ça dépend de ce qu’on en dit après (…). Il manque une mise en contexte nécessaire de données sur l’évolution de la délinquance, de la criminalité”.
Les chiffres montrent qu’il n’y a pas nécessairement de lien entre immigration et insécurité : 82% des personnes mises en cause par la police et la gendarmerie se sont déclarées françaises en 2019. Il en est de même concernant les auteur·ices de violences sexistes et sexuelles : En 2022, 13 % des mis en cause pour violences sexuelles étaient d’origine étrangère. La part de personnes de nationalité étrangère dans la population hexagonale est de 8 %. Cette surreprésentation s’explique par différents facteurs analysés dans un article de Libération, comme la pauvreté et le fait qu’ils aient plus de chances d’être interpellés “du fait du délit de faciès”.
5,5% des OQTF prononcées pour un trouble à l’ordre public
Reste la problématique des OQTF. “On peut bien sûr poser la question des OQTF qui ne sont pas exécutées” nuance Samuel Gontier, “mais il faut plutôt s’interroger sur ce qu’est une OQTF et comment elles sont délivrées”. Pauline Bock pointe quant à elle une confusion entre délinquance et OQTF : “Les journalistes de BFMTV ont par exemple la volonté d’inviter des experts et d’analyser la situation, et cela s’illustre sur le plateau : les séquences sont bien faites. Mais d’autres fois, on tombe dans le discours où l’OQTF est le sujet principal. Le terme est maintenant devenu presque synonyme de crime”.
La mesure administrative peut être prise par les préfectures afin d’expulser du territoire français une personne de nationalité étrangère en situation irrégulière ou à la suite de certaines infractions pénales. Plusieurs rapports pointent l’augmentation massive du nombre d’OQTF délivrées en France : 31 195 selon les chiffres du deuxième trimestre de 2024 donnés par Eurostat, contre 12 885 en Allemagne ou 6 380 en Italie. « Elles sont très souvent notifiées sans examen particulier, de façon parfois automatique”, regrette la responsable du Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti) Vanina Rochiccioli dans un article de Mediapart. “Les préfectures sont très souvent débordées.” D’autre part, contrairement à ce que les invité·es de certains plateaux télé semblent insinuer, la plupart des étrangers ou étrangères sous OQTF ne sont pas des délinquant·es. Entre 2019 et 2022, 5,5 % des OQTF avaient été prononcées pour un trouble à l’ordre public et seulement 1,4 % après une condamnation pénale, selon Les Décodeurs du Monde.
Mauvais combat
Si seulement 13% des mis en cause pour des violences sexistes et sexuelles sont de nationalité étrangère, la grande majorité sont des hommes : 96%, peut-on lire dans l’étude du Ministère de l’Intérieur de 2023. De quoi, selon Pauline Bock, déplacer le débat en le ramenant au cœur du sujet : celui de la lutte contre les violences faites aux femmes. “Ce discours invisibilise les VSS : on déplace le discours sur l’immigration et l’insécurité” déplore-t-elle. À noter que dans 9 cas sur 10, les agresseurs sont des proches de la victime selon un rapport d’information de l’Assemblée nationale de 2018. Les auteurs de violences sexistes et sexuelles se trouvent ainsi plus souvent dans l’entourage de la victime que dans la rue. Un angle a d’ailleurs été sous-traité dans les médias : en renvoyant le suspect dans son pays d’origine, les femmes n’y seraient pas plus protégées.
Pour le Syndicat de la Magistrature, classé à gauche, la confusion réside dans l’amalgame entre l’absence d’exécution d’une mesure d’éloignement et le passage à l’acte criminel : « Penser le crime à travers la question de l’immigration […] empêche de réfléchir aux solutions pour une peine juste et efficace. Ces questions doivent, à l’opposé, être envisagées à travers la capacité de la société tout entière à prévenir les féminicides et la récidive, quelle que soit la nationalité des personnes concernées. ». Selon le collectif féministe Nous Toutes, le meurtre de Philippine est le 104e féminicide de l’année. Pauline Bock dénonce le “deux poids deux mesures” fémonationaliste dans le traitement médiatique de certains faits divers : “Les médias ne parlent pas des autres féminicides qui ont lieu toute l’année, et le mot n’est pas prononcé. Pourquoi ne pas les traiter médiatiquement avec les mêmes moyens? »
Façonner l’opinion
“Historiquement, les faits divers ont toujours fasciné et fait vendre, explique Samuel Gontier, mais depuis les vingt dernières années, ils circulent de plus en plus vite !”. Il explique que les chaînes de télévision sont très à l’écoute des réseaux sociaux… sur lesquels la fachosphère est très présente. “Le fémonationalisme ne démarre pas avec les violeurs sous OQTF, mais avec les pseudo-féministes qui reprennent les discours conservateurs en ligne, notamment le collectif Némésis” complète Pauline Bock. Un cercle vicieux se met alors en route : les chaînes de télévision postent régulièrement sur les réseaux sociaux des extraits où des “expert·es d’extrême droite” débattent à l’antenne.
“L’instrumentalisation du viol et du meurtre de Philippine ne sort pas de nulle part”, affirme Stéphanie Lamy, spécialiste des stratégies de désinformation et autrice d’Agora Toxica. Elle met en cause l’astroturfing de l’extrême droite, “des réseaux hyper-organisés qui produisent et diffusent des récits prêts à être repris par les médias mainstream” et dénonce “une campagne planifiée pour façonner l’opinion”.
Sur les plateaux télé, c’est avant tout sur CNews que cette campagne se déroule. Khalil Rajehi défend ce média pour lequel il travaille, et notamment son traitement médiatique de l’affaire Philippine : “Nous invitons des intervenants de plusieurs bords politiques, contrairement à ce que l’on pourrait croire, affirme-t-il. Chaque média traite l’information comme il le veut, mais nous, nous le faisons avec beaucoup de précision”.
Mais sur le plateau, il n’est pas rare de trouver Alice Cordier, la présidente de Némésis, présentée comme une experte des droits des femmes. C’est également CNews, Europe1 et le JDD, entités du groupe Bolloré, qui ont commandé le sondage déclarant que “78 % des Français sont favorables à l’emprisonnement systématique et sans limite de temps des individus sous OQTF en attente de leur expulsion du territoire”. Sondage réalisé par l’institut CSA, du groupe Havas… détenu par Bolloré lui-même.
Les idées réactionnaires de la chaîne la plus regardée de France ont fini par s’imprimer dans l’agenda politico-médiatique. C’est justement dans le sillage de l’affaire Philippine que le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau a annoncé le 13 octobre vouloir initier une nouvelle loi immigration, censée notamment prolonger la durée de détention des étrangers visés par des OQTF et jugés dangereux dans des centres de rétention administrative de 90 à 210 jours.
Former les rédactions
En traitant l’affaire Philippine, mais aussi tous les autres cas de violences sexistes et sexuelles et/ou d’affaires incluant des personnes étrangères ou sous OQTF, les journalistes ont donc une grande responsabilité. “Bien sûr, il ne faut pas cacher l’origine du suspect, estime Linh-Lan Dao, journaliste à FranceInfo et porte-parole d’AJAR, l’Association des journalistes antiracistes et racisé·es. Mais je pense qu’il ne faut pas le mettre dans le titre, ni en exergue, simplement trouver un juste milieu.” Elle conseille également de rappeler, sans occulter le profil de l’agresseur, le caractère systémique des violences faites aux femmes et les failles du système judiciaire. Pour aider les journalistes à traiter ces sujets délicats, l’association Prenons la Une met à disposition des outils pour le traitement médiatique des violences contre les femmes ainsi qu’une charte antiracisme, qui insiste entre autres sur l’importance de donner la voix aux personnes concernées et conseille de “ne pas considérer que l’origine d’une personne est sa seule caractéristique”.
Lisa Défossez, Agathe Di Lenardo et Manon Morisse