Les journalistes doivent veiller à ce que leurs méthodes d’enquête restent proportionnées au but poursuivi. (Crédit : safetyandjusticechallenge)

Informer sans surveiller : les dilemmes de l’investigation à l’ère du numérique

À l’ère du numérique, les enquêtes journalistiques s’appuient de plus en plus sur les mêmes outils que ceux de la surveillance : fouilles de bases de données, recoupements d’images, traçage numérique. Jusqu’où peut-on aller pour informer sans franchir la ligne rouge ?

Caméra cachée, identité dissimulée : en Belgique, les journalistes de l’émission #Investigation, diffusée sur la RTBF, se sont fait passer pour des patient·es afin de dénoncer des dépassements d’honoraires dans un cabinet dentaire.

Saisie par la praticienne mise en cause, le Conseil de déontologie journalistique belge a reconnu le sérieux du travail, mais estimé que la méthode n’était pas justifiée : l’équipe aurait pu obtenir les mêmes informations par d’autres voies, sans recourir à un enregistrement clandestin.

« Le jeu n’en valait pas la chandelle », commente Yann Guégan, vice-président du Conseil de déontologie journalistique et de médiation (CDJM) en France. Pour lui, cette affaire illustre un dilemme plus large : « À force de vouloir révéler, le journalisme d’investigation risque d’adopter les réflexes mêmes qu’il dénonce : ceux du contrôle et de la suspicion généralisée. La méthode ne doit jamais effacer le sens, ni l’éthique. »

« À force de vouloir révéler, le journalisme d’investigation risque d’adopter les réflexes mêmes qu’il dénonce. »

Enquêter en sources ouvertes, sans basculer

Pour éviter ces dérives, certains professionnels défendent une autre voie : celle de l’investigation en sources ouvertes. C’est le cœur du travail d’OpenFacto, une association qui forme journalistes, chercheurs et ONG à ces nouvelles pratiques. 

« On apprend à géolocaliser une image, à la dater, à croiser des bases publiques, à retracer des identités », explique Allan Deneuville, enseignant-chercheur en sciences de l’information et de la communication, responsable du pôle recherche d’OpenFacto.

L’OSINT (Open Source Intelligence) a profondément transformé le métier. « L’enquête du Monde, publiée en octobre 2024, sur l’application de running Strava, par exemple, a révélé des failles de sécurité autour de dirigeants politiques, raconte l’enseignant-chercheur. Détourner un outil banal pour servir l’intérêt public, c’est tout l’esprit de l’OSINT. »

Le collectif britannique Bellingcat — pionnier de l’investigation en sources ouvertes — s’est également illustré en documentant les bombardements en Syrie ou en identifiant les agents russes impliqués dans l’affaire Skripal, une tentative d’empoisonnement d’un ex-espion au Royaume-Uni en 2018.

Ces méthodes, longtemps réservées aux spécialistes du renseignement, se sont désormais démocratisées dans les rédactions. De plus en plus de journalistes s’en emparent, tout en cherchant à en définir les limites éthiques.

Pour la journaliste d’investigation Manon Bachelot, spécialiste de ces méthodes, il ne faut pas confondre investigation en ligne et surveillance : « Moi, je n’emploierais pas le mot “techniques de surveillance”. J’utilise des outils d’investigation en ligne, des outils qu’on appelle OSINT, donc essentiellement de l’open source. Ce sont des techniques d’accès à l’information, pas de surveillance. »

Mais cette puissance technique interroge : jusqu’où aller sans franchir la limite ? « Je préfère parler de transparence démocratique plutôt que de surveillance, poursuit Allan Deneuville. Dans une démocratie, la surveillance doit aller vers le haut, pas vers les citoyens. »

Faux profils, doxing, fuites : la zone grise

Entre investigation éthique et intrusion, la frontière se brouille vite. Créer un faux profil, infiltrer un groupe, dialoguer sous couverture… les pratiques varient, les justifications aussi.

« Un faux compte sur un réseau ouvert comme Facebook n’est pas forcément problématique tant qu’on ne fait qu’observer, détaille l’expert d’Open Facto. Mais dès qu’on interagit, on entre dans le faux — et donc dans l’usage de faux. Ce qui devient plus délicat. »

Manon Bachelot partage cette prudence : « J’utilise des techniques d’infiltration, mais c’est toujours un ultime recours. J’essaie d’abord d’obtenir les informations par des voies publiques. Si je n’y arrive pas, et que ces informations présentent un véritable intérêt public, alors je peux envisager l’infiltration. Mais il faut que ce soit justifié. »

Elle cite un exemple récent : « J’ai travaillé sur le trafic de bébés gorilles en ligne. Pour approcher les trafiquants, je me suis fait passer pour une riche cliente émiratie. C’était le seul moyen d’obtenir ces informations. Mais à l’issue de l’enquête, je les ai recontactés pour leur dire que cette personne, c’était moi, et que j’étais journaliste. Je leur ai proposé un droit de réponse. Ça fait partie de mon travail de contradictoire et du respect des règles déontologiques et éthiques. »

Quant aux fuites de documents confidentiels, Allan Deneuville appelle à la nuance : « Un leak ne justifie pas tout. Il faut toujours interroger ce que le document dit, pourquoi on l’utilise et ce que sa diffusion apporte vraiment. »

Des moyens loyaux au service de l’intérêt public

Pour le CDJM, l’enjeu n’est pas d’interdire, mais de garantir la proportionnalité des moyens. « Un journaliste n’emploie pas de méthodes déloyales, sauf si l’intérêt public l’exige et qu’il n’existe pas d’autres possibilités d’obtenir l’information », rappelle Yann Guégan.

« Un journaliste n’emploie pas de méthodes déloyales, sauf si l’intérêt public l’exige. »

« Ce n’est pas parce qu’on peut qu’on doit, insiste Allan Deneuville. Derrière l’écran, les journalistes disposent d’un pouvoir immense : celui de choisir ce qu’ils montrent. » 

Pour lui, la responsabilité est autant déontologique que politique : « La déontologie, c’est ce qui protège à la fois les journalistes et les citoyens. Sans liberté d’expression ni indépendance, elle ne vaut plus rien. Et sans déontologie, il n’y a plus de journalisme. »

Cette exigence suppose aussi de la transparence. « Dire au lecteur ce qu’on a fait — infiltré, filmé, enregistré — renforce la confiance, poursuit le vice-président du CDJM. Mais ce réflexe reste rare. La déontologie est trop souvent invoquée, pas assez travaillée. C’est un muscle qu’il faut exercer. »

Certaines rédactions commencent pourtant à le faire. Mediapart, par exemple, publie à la fin de ses enquêtes des « boîtes noires » : de courts encadrés où les journalistes détaillent leur méthode, expliquent pourquoi telle source a été protégée, pourquoi certaines informations ont été gardées ou écartées, ou encore comment le sujet a été orienté au fil de l’enquête.

Ces gestes de transparence comptent. Tout travail journalistique repose sur des choix : que montrer, que taire, qui croire, quand publier. Les rendre visibles, c’est reconnaître la part d’interprétation qu’ils impliquent — et faire de cette lucidité une condition d’honnêteté.

Pierre Cazemajor et David Sani

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