Aujourd’hui la surveillance dérape, se transforme en insultes ou en traques, avec les journalistes dans le viseur. Les réseaux sociaux et internet permettent l’expression des opinions sur tous les sujets et toutes les personnes, mais à quel prix ?
« Dès que je faisais une apparition à la télé, les médias étaient choqués et obligés de modérer les messages… » Pour Julia Montfort, la journaliste indépendante derrière Carnets de solidarité, série documentaire diffusée sur YouTube, cette phrase résume des mois de cyberharcèlement. En 2019, après avoir raconté dans le premier épisode comment elle et son compagnon avaient hébergé un demandeur d’asile tchadien, elle se retrouve submergée par les insultes et menaces. « Journalope », « salope », messages racistes et sexuels se succèdent et explosent sur toutes ses plateformes.
Sur Instagram, Twitter ou par mail, les tentatives de pièges et de manipulations se multiplient. L’inscription de son profil sur un site de rencontres pour personnes musulmanes en est la preuve. Son nom et ses apparitions publiques sont traqués. Chaque nouvelle interview déclenche une vague de haine. Pendant des mois, la journaliste vit sous cette surveillance constante, où la simple exposition de son travail se transforme en un véritable enfer numérique.
Des pratiques qui prolifèrent
Malheureusement, Julia Montfort n’est pas un cas isolé. En 2022, l’Unesco et le Centre international des journalistes (ICFJ) révélaient un chiffre inquiétant : 64 % des 900 femmes journalistes interrogées ont déjà été cyberharcelées dans le cadre de leur travail. En 2013, la Fondation internationale des femmes dans les médias n’en comptait que 25 %. Une augmentation qui révèle un ciblage constant des journalistes. Envois d’images obscènes, usurpation d’identité, intimidations, ou même menaces de mort ou de viol… Des pratiques qui prennent des formes variées, se traduisant par plus ou moins de surveillance.
QUELLES FORMES DE CYBERHARCÈLEMENT SUBISSENT LES JOURNALISTES ?
Dans le cadre de son projet Cybernetic, la chercheuse en cybercriminalité Marlène Dulaurans a répertorié plus de quarante pratiques de cyberharcèlement. Parmi elles, certaines peuvent particulièrement toucher les journalistes.
• Cyberstalking : traque en ligne pour récolter des informations, tout en laissant des indices de cette surveillance qui produisent un effet anxiogène.
• L’attaque par déni de service : attaque simultanée par plusieurs ordinateurs d’un réseau, une application ou un site web, pour empêcher d’avoir accès à la matière première avec laquelle la personne va travailler.
• Les atteintes à l’honneur et à la réputation : détruire la respectabilité sociétale d’une personne par la diffamation ou le dénigrement, par exemple.
• Les deepfakes : détournement d’images grâce à l’intelligence artificielle (IA), souvent à caractère pornographique ou pour faire tenir des discours extrêmement compromettants sur des idées politiques ou sociales. Plus la personne est présente en ligne, plus les images seront précises et réalistes.
• doxing : collecte de données personnelles sur la personne en source ouverte (mots de passe, adresse, codes bancaires…) puis publication en ligne de ces informations pour lui nuire.
• snooping : surveillance d’une personne pour recueillir des informations privées en ligne.
À la croisée de la surveillance et du cyberharcèlement, on retrouve le snooping. Une sorte d’enquête permanente par le·la stalker·euse pour chercher, recueillir ou tout simplement surveiller la personne à son insu. On la retrouve particulièrement dans le cadre des relations amoureuses pour surveiller un·e conjoint·e, mais dans le cas des journalistes, elle peut se traduire par le pistage du téléphone, le piratage de la caméra d’entrée d’immeuble ou d’un AirTag placé dans le sac à main. Ainsi, le·la harceleur·euse peut suivre ses déplacements et trouver un schéma relationnel entre les personnes qu’elles ou ils voient et qui pourraient être potentiellement ses sources ou découvrir des informations sur sa vie privée.
Et cela peut venir des pouvoirs en place. En 2016, la presse québécoise a, par exemple, révélé que le journaliste Patrick Lagacé, chroniqueur à La Presse, a été placé sous surveillance policière par le Service de police de la ville de Montréal (SPVM). Dans le but d’identifier ses sources internes, la police a obtenu plusieurs mandats judiciaires, lui permettant de géolocaliser son téléphone, de consulter ses relevés d’appels et d’accéder à des informations sur ses contacts.
« Outre l’impact réputationnel de ces vidéos, quand un deepfake est publié, on peut retrouver votre nom, prénom, numéro de téléphone, adresse… »
Autre pratique de cyberharcèlement emblématique des réseaux sociaux : le deepfake. Salomé Saqué, figure du média Blast et journaliste engagée, est régulièrement victime de la création de ces images à caractère pornographique générées par l’intelligence artificielle et reprenant le visage de la personne visée. « Outre l’impact réputationnel de ces vidéos, commente Marlène Dulaurans, quand un deepfake est publié, on peut retrouver votre nom, prénom, numéro de téléphone, adresse… » L’image, souvent pornographique, devient ainsi une porte d’entrée à la surveillance de la ou du journaliste.
Un contexte favorable à la prolifération des attaques
Être vu·es, être reconnu·es, les journalistes ont toujours vécu avec cette exposition. Mais aujourd’hui, celle-ci a pris une autre dimension. En signant davantage leurs contenus, apparaissant face caméra sur les réseaux sociaux, certain·es, comme Hugo Décrypte, Gaspar G ou encore Salomé Saqué, sont devenu·es de véritables influenceur·euses. « Cette incarnation répond à une demande croissante du public », estime Elsa, journaliste tech et culture qui ne souhaite pas divulguer son identité. C’est d’ailleurs ce que Julia Montfort voulait faire avec Carnets de solidarité. « Montrer ma vie, mon visage, était une manière de tisser un lien avec mon spectateur. »
Mais cette proximité a un revers, elle rend poreuse la frontière entre vie privée et professionnelle. « Si tu mets ta tête en gros plan, tu portes quelque chose. Comme un présentateur TV incarne sa chaîne », observe Elsa. Leurs prises de parole sont scrutées, surveillées… Résultat, les journalistes sont plus vulnérables.
Pour Valérie Jeanne-Perrier, responsable du Celsa, école de journalisme (Sorbonne Université), cette incarnation de l’information n’est pas à l’origine du problème mais est un de ses cristallisateurs. « La population a par exemple de moins en moins confiance envers les journalistes, il est donc plus facile de s’en prendre à ceux qui montrent leur tête, apporte-t-elle. Et puis même sans incarnation, certains en sont victimes… »
Les réseaux, fenêtre d’observation pour les surveillant·es
Bien plus que des vitrines d’expression, les réseaux sociaux amplifient les réactions. La diffusion des attaques se fait à une vitesse exponentielle, amplifiée par des outils automatiques et par les algorithmes des plateformes qui privilégient l’engagement.
« Quand vous êtes surexposé, que vous êtes victime de raids numériques ou de shitstorms, c’est complètement orchestré. J’ai déjà vu des streamers qui pouvaient recevoir jusqu’à 1 000, 1 500 messages horribles dans la même heure. » Marlène Dulaurans l’explique, ces attaques sont organisées par la technique du dogwhistle. Des groupes ayant pour but de nuire surveillent les contenus de journalistes et se donnent au préalable un mot-clé anodin qui lancera le début de la campagne de harcèlement. « Ça peut être une phrase du style “les carottes sont cuites” et après ça c’est le déferlement de haine », complète la spécialiste en cybercriminalité. Ce qui commence comme une simple observation se transforme rapidement en attaque publique : doxing, appels au harcèlement, partage de deepfakes…
Cette dynamique est renforcée par l’anonymat qu’offre internet. « Les écrans créent chez certains une forme de barrière derrière laquelle ils se sentent invincibles, et qui les pousse à toutes les outrances », explique la chercheuse. L’anonymat des auteur·ices et la quasi‑impunité des agressions, avec de nombreux dossiers classés sans suite, contribuent à banaliser ces comportements et encouragent leur persistance.
« Cela m’a freinée » : le danger de l’auto-censure
La violence en ligne ne se contente pas de blesser, elle abîme des trajectoires, fragilise des vocations et érode la santé mentale. « Le cyberharcèlement est encore plus terrible à vivre puisque les traces numériques sont souvent indélébiles », souligne Marlène Dulaurans. Les femmes en sont les premières victimes. Selon la Fédération internationale des journalistes, en 2018, 63 % des femmes victimes déclaraient souffrir d’anxiété ou de stress ; 38 % se sont auto censurées ; 8 % ont perdu leur emploi.
Julia Montfort a vécu cette hostilité de plein fouet. « J’étais un peu assommée par l’ampleur des menaces qui arrivaient sur ma chaîne. C’est comme si on me le disait en face et que quoi que je fasse, j’étais épiée et que j’allais être attaquée. » « Vous savez que des personnes sont en train de vous observer. C’est hyper anxiogène, c’est terrible », confirme Marlène Dulaurans. Journaliste indépendante, elle regrette l’absence de soutien. « Si j’avais été dans une rédaction, j’aurais été protégée. Là, j’étais seule. On devrait pouvoir être épaulé psychologiquement. »
La violence en ligne n’épargne pas le travail lui-même. Les attaques collectives prennent parfois la forme d’un sabotage algorithmique. « À l’époque, les pouces en l’air et les pouces en bas étaient apparents sur YouTube. Et quand vous avez des personnes qui vont mettre des pouces en bas sur une vidéo, l’effet est immédiat : elle disparaît. Professionnellement, c’est compliqué… »
C’est alors la double peine… Dont il est difficile de se relever. « Avec le recul, ça ne m’a pas stoppée, mais ça m’a freinée. J’ai mis du temps à publier la deuxième vidéo. J’en ai diffusé douze malgré tout, mais cela m’a pris beaucoup plus de temps que prévu. »
Comment se protéger ?
Avant même de subir la haine, certain·es ont donc choisi de se retirer des réseaux sociaux. Un choix protecteur, mais qui peut être coûteux professionnellement. C’est le cas pour Elsa : « Ne pas être sur les réseaux sociaux, c’est parfois perdre en visibilité et en opportunités. Mais partager ses opinions et sa vie personnelle, ça ne correspond pas à ma vision du métier et c’est aussi se retrouver vulnérable aux attaques. »
D’autant plus que, finalement, cela peut être contre-productif dans la lutte contre le cyberharcèlement. « Ne pas être sur les réseaux sociaux, c’est laisser la place à d’autres personnes d’y être pour vous, explique Marlène Dulaurans. Quelqu’un peut emprunter votre nom, ouvrir un compte, tenir des propos qui pourraient vous desservir. Et si vous n’êtes pas présent, vous ne pouvez pas vous en rendre compte. »
Pour d’autres, comme Julia Montfort, c’est en transformant leur manière de faire du journalisme que s’opère la stratégie de protection. « Je me suis auto-censurée. J’étais censée incarner mes reportages, mais j’ai disparu de ma chaîne. On n’y entend plus que ma voix. Je voulais devenir cette journaliste qui parle de migration à visage découvert… mais je me suis écrasée. » Échapper à la surveillance, mais à quel prix ?
Louis Tetard, Alix Villeroy et Edgar Causse.