Certaines mères décident de fuir pour protéger leurs enfants d’un père violent, défiant les décisions de justice. Leur cavale devient un acte de résistance contre des institutions qu’elles estiment défaillantes. Les journalistes qui veulent raconter leur histoire doivent alors contourner la surveillance dont elles font l’objet pour raconter leur histoire sans les mettre en danger.
« On se sent toujours épiées. » Au bout du fil, la voix de Sophie Abida est tremblante de rage. Ce qu’elle vit comme une injustice a transformé le cours de sa vie. La méfiance est devenue un réflexe : « Pendant la cavale, je savais que j’étais sur écoute… j’avais des téléphones jetables différents toutes les semaines ». Pendant huit mois, cette mère a vécu dans l’ombre, changeant de logement, de carte SIM et de téléphone chaque semaine pour échapper à la police et aux injonctions judiciaires.
Si elle s’est cachée, c’est parce qu’elle refusait de confier sa dernière fille au père, qu’elle accuse d’avoir commis des violences physiques et sexuelles sur ses quatre enfants. La justice n’a jamais reconnu les faits d’inceste. Les signalements s’étaient pourtant multipliés mais les plaintes ont été classées sans suite. Les expertises ont conclu à une « manipulation maternelle », et en janvier 2023, la garde des enfants a été confiée au père. Ce dernier a reconnu des gifles et des fessées et a été condamné en mai 2024 à trois mois de prison avec sursis pour violences physiques sur les enfants. « J’ai juste voulu les protéger », répète-t-elle. Elle n’est plus en cavale mais elle a perdu la garde de ses quatre enfants.
Faire le choix de se médiatiser
Aujourd’hui, Sophie Abida est suivie par 53 000 abonnés sur Instagram. Son dernier recours, ce sont les médias. C’est après des mois de silence et d’incompréhension judiciaire qu’elle commence à alerter les journalistes alors qu’elle était déjà en cavale. Pourquoi ? Pour témoigner, selon elle, d’un dysfonctionnement profond de la justice. En racontant son histoire, elle espère « réveiller les consciences » et montrer qu’elle n’a fait que son devoir de mère : protéger ses enfants. Durant sa fuite, la mère a pris des précautions extrêmes pour se confier à la presse. Elle a notamment raconté son histoire à la journaliste Romane Brisard pour Libération et pour son podcast Mères en cavale de Louie Média. Devant les juges, parler aux journalistes lui a pourtant été reproché.
“Madame est dangereuse pour ses enfants car elle médiatise sa cavale”… c’est ce qu’ils m’ont dit à mes audiences.
Capture d’écran de ses passages à la télévision, sauvegarde des articles qui font mention d’elle : les juges épient toujours ses passages dans les médias. « Les magistrats n’aiment pas trop la médiatisation », décrypte l’avocate Kremena Mladenova. La professionnelle au barreau de Grenoble a représenté des mères dans des conditions similaires. « La justice considère qu’elles sont un danger pour leurs enfants car elles menacent le lien paternel », poursuit-elle. L’avocate confirme que se saisir de l’opinion publique devient alors le dernier recours des mères pour sauver leurs enfants.
« Ces femmes qui parlent aux médias n’ont plus rien à perdre, les autres qui ont encore leurs enfants, elles, ne parlent pas : elles se cachent », affirme Fanny Lesbros, réalisatrice du documentaire Le combat des mères protectrices, diffusé le 20 novembre 2025 sur TF1. C’est une discussion avec une membre de la Commission Indépendante sur l’Inceste et les Violences Sexuelles faites aux Enfants (CIIVISE) sur « les mères n’arrivant pas à protéger leur enfant de l’inceste » qui la mène à faire son film. Prendre la parole, c’est « risquer d’attirer l’attention des autorités, de compromettre une garde ou d’aggraver une procédure judiciaire déjà défavorable », confirme l’avocate madame Mladenova.
Les moyens pour déjouer la surveillance
Dans le podcast de Romane Brisard, les échanges avec Sophie passaient souvent par une intermédiaire : son avocate, Pauline Rongier. « C’est elle qui était le plus souvent en contact avec Romane », témoigne la mère.
Ce rôle d’intermédiaire, Fanny Lesbros y a aussi été confrontée. Dans son travail, elle a communiqué avec les avocates des mères. « Elles me transmettaient les messages, les créneaux possibles, les consignes de prudence », raconte-t-elle. Une précaution indispensable pour protéger les mères mais aussi les enfants avec elles.
En octobre 2024, Romane Brisard a réussi à publier son podcast Mères en cavale avec trois témoignages de mères dont deux étaient alors en cavale. Les échanges entre la mère en fuite et la journaliste se faisaient de manière très fragmentée — de courts messages ou appels sur des téléphones à touches. « Bien sûr que j’étais sur écoute et je pense que je le suis encore », estime Sophie. Une maladie a contraint Sophie à revenir dans sa ville d’origine. Seulement deux jours après son retour, elle a été arrêtée par la police.
La peur de parler : quand les mères s’auto surveillent
En cavale, les mères pouvaient couper tout contact d’un jour à l’autre. « Plus de messages, plus d’appels… Je ne savais pas si elles s’étaient faites arrêter ou si elles s’étaient suicidées », se confie Fanny Lesbros. Travailler sur ces histoires a obligé la réalisatrice du documentaire à contourner une double surveillance : celle des institutions et celle, plus insidieuse, de la peur de parler. « Il fallait composer avec leur méfiance, leur fatigue, leur vie en mouvement », explique-t-elle. Son travail était donc scruté et surveillé par ces femmes, soucieuses de ce qu’elles révélaient.
« Je passais mes soirées à penser à elles, à me demander comment les protéger sans les mettre en danger », poursuit Fanny. Certaines mères vivaient littéralement cachées, « hors-la-loi », et parfois la journaliste était la seule personne à qui elles parlaient. Dans ces conditions, la parole devient lourde pour elle, mais « si on ne raconte pas ce qu’elles ont vécu, qui d’autre le fera ? »
QUE DIT LA LOI ?
En France, fuir pour protéger son enfant peut faire de vous une délinquante. L’article 227-5 du Code pénal définit le délit de non-représentation d’enfant : « Le fait de refuser indûment de représenter un enfant mineur à la personne qui a le droit de le réclamer est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. »
Edouard Durand, juge et ancien président de la Commission Indépendante sur l’Inceste et les Violences Sexuelles faites aux Enfants (CIIVISE), explique que les mères qui se soustraient à l’obligation des visites le font souvent par peur que les violences se reproduisent. Elles se retrouvent alors face à un dilemme : respecter la décision de justice ou protéger leur enfant, au risque d’être poursuivies. En choisissant la protection, elles renient l’autorité parentale du père, pourtant déjà transgressée par la violence. Des difficultés s’ajoutent : « Pour la justice c’est difficile d’avoir des preuves concrètes des violences : la peau des enfants cicatrise vite et l’enfant a du mal à accuser une personne qu’il aime », analyse l’avocate grenobloise Kremena Mladenova.
En droit français, l’autorité parentale repose sur l’intérêt supérieur de l’enfant : sa protection et la prise en compte de ses besoins fondamentaux. Les violences sexuelles incestueuses constituent une violation extrême de cette autorité.
Les mères françaises s’enfuient souvent en Suisse où la loi est tout autre. Par exemple, dans le Canton de Vaud, lors d’une naissance, si les parents ne sont pas mariés, l’autorité est automatiquement donnée à la mère. Il peut y avoir une autorité conjointe sur demande commune uniquement. L’Espagne a aussi mis en place une loi en 2021 sur la protection de l’enfance et de l’adolescence contre la violence qui interdit désormais d’utiliser le prétendu « syndrome d’aliénation parentale » pour discréditer les mères protectrices. Notons qu’en France, les violences ne sont reconnues que dans 2% des cas quand le père accuse la mère de manipulation, invoquant souvent le concept contesté d’« aliénation parentale ». Notons qu’en France les violences ne sont reconnues que dans 2% des cas quand le père accuse la mère de manipulation, invoquant souvent le concept contesté d’« aliénation parentale ».
Emma Bevivino et Juliette Hirrien