Dans un paysage médiatique où les violences policières ne sont pas systématiquement relayées, les habitant·es des quartiers populaires reprennent la main sur le récit. Stories, vidéos : leurs images circulent avant même que les rédactions ne se saisissent des événements. En coulisses, des intermédiaires – journalistes ou Organisations non gouvernementales (ONG) – tentent d’exposer les faits, en marchant sur une ligne floue entre preuve et viralité.
À Noisy-le-Sec (Seine-Saint-Denis, 93), les grandes tours en béton du quartier de Londeau sont coutumières des patrouilles policières. Lors d’une journée sous tension, les policier·ères font leurs rondes quatre à cinq fois par jour, d’après Ismaël, un habitant de la commune. Une présence physique complétée quotidiennement par trois caméras de surveillance aux abords du quartier, selon le site collaboratif Surveillance under Surveillance. Dans ces moments-là, Ismaël n’hésite pas à capturer les altercations avec la police. « Cette année, j’ai déjà filmé des mortiers tirés contre les policiers, une course-poursuite en moto et des bagarres », raconte le jeune homme.
Le témoignage d’Ismaël est poreux, difficilement vérifiable et les vidéos filmées sur son compte Snapchat, ont uniquement été visionnées par un cercle restreint des personnes acceptées sur son compte. Ismaël n’est pas son véritable nom. Il a été modifié. Par méfiance envers les journalistes, ses propos, difficiles à obtenir, nous ont été rapportés par un intermédiaire : un de ses ami·es, qui n’a pas souhaité divulguer plus d’informations sur l’identité d’Ismaël.
« Ça fait cinq, six ans qu’on a les CRS tous les jours (…) Les policiers jettent des mortiers, allument les mèches, et les poussent à bout. »
Le jeune homme n’est pas le seul à documenter les interventions policières et à les diffuser sur Snapchat, Instagram ou TikTok. Interpellations musclées, gestes violents se dévoilent dans ces vidéos brutes, tournées dans l’urgence. Ces dernières permettent aussi de garder à l’œil les forces de l’ordre et d’enregistrer les traces des bavures.
Filmer la violence comme preuve
À l’autre bout du 93, bienvenue à Saint-Ouen. Juillet 2025, jour caniculaire. C’est un nouveau départ pour Taibi. À 25 ans, ce Strasbourgeois a décidé de changer de vie, cap sur la capitale. Il entame son premier jour de travail dans l’école Banlieue Climat, une association qui forme aux questions d’écologie dans les quartiers populaires. Mais, encore une fois, la police patrouille sur la place du 11-Novembre-1918. Depuis le début de sa journée, Taibi s’est fait contrôler deux fois. Il reste calme malgré le stress. Puis, la troisième fois : « BAM. Les policiers ouvrent les portes et rentrent dans l’école de force. Ils m’ont arraché ma veste. Ça a failli en venir aux mains. Mais tout le monde est intervenu. » La scène est filmée et fait le buzz : 3 302 commentaires, 4 679 repartages sur Instagram. « Lors de l’interaction avec la police, mon réflexe, c’était de gagner mon embrouille avec les policiers. En général, ce sont plus les passants qui filment et enregistrent ces dérives, puis qui les diffusent sur les réseaux », raconte Taibi.
Une angoisse que Taibi pensait fuir en quittant le quartier Hautepierre, à Strasbourg. Celui-ci est classé « Quartier de reconquête républicaine ». Mis en place par le ministère de l’Intérieur en 2018, ce « label » est attribué aux territoires jugés « sensibles » en raison d’actes de délinquance. Des renforts de policier·ères ou de gendarmes y sont affectés. « Ça fait cinq, six ans qu’on a les CRS tous les jours. Ils contrôlent des petits jeunes de 16, 17 ans, qui sont juste assis dans le parc, tranquillement. Les policiers jettent des mortiers, allument les mèches, et les poussent à bout. » Six caméras entourent le quartier d’Hautepierre, selon l’outil Surveillance under Surveillance.
En 2024, l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) confirme les données du média Basta, qui recense 52 personnes tuées l’année passée, dans le cadre d’une intervention des forces de l’ordre. L’Observatoire des libertés publiques évoque une moyenne de 10 à 15 morts par an à la suite d’opérations de police.
Le profil type des personnes décédées est « un jeune homme des quartiers populaires, d’origine maghrébine ou d’Afrique noire ».
Reporters de première ligne ?
Les réseaux sociaux deviennent un outil d’information, de témoignage, de circulation de récits alternatifs. Ce sont des espaces de documentation collective, des canaux de transmission immédiats et horizontaux. « S’il n’y avait pas les réseaux, on serait comme à l’époque, pas informé. Les gens commenceraient à sombrer avec la police qui les tabasse. Les réseaux, c’est devenu notre journal », analyse Taibi.
Snapchat s’est transformé en outil de sousveillance, c’est-à-dire de contre-surveillance, ou de surveillance inversée. « La sousveillance renvoie à un renversement des transparences, un panoptique inversé [pour le philosophe Michel Foucault, le panoptique renvoie donc à tout dispositif, matériel ou non, qui rend possible « un type de pouvoir de l’esprit sur l’esprit », Surveiller et Punir (1975), NDLR], ou une contre-surveillance des pouvoirs étatiques, technologiques, etc. », explique Jean-Paul Fourmentraux, socio-anthropologue spécialiste des contre-cultures numériques et artistiques.
Le recours à l’analyse visuelle : saisir le vrai du faux
Mais sans travail de vérification, la diffusion de ces images amateurs dans les médias est risquée. Tournées à la volée, elles sont souvent brèves, mal cadrées et peu documentées. Quand elles émergent sur les réseaux, elles suscitent d’ailleurs toujours des polémiques. Pour en savoir plus, il faut tout vérifier.
« Toute l’écume, les commentaires, les reprises médiatiques… nous empêchent de nous concentrer sur les faits »
Fabien Leboucq, ex-rubriquard au service police de Libération, l’a expérimenté. Lui, procédait en trois étapes. Un : regarder la vidéo, lire le texte qui l’accompagne et les commentaires, trouver des informations complémentaires. Deux : la regarder à nouveau, identifier le lieu, le temps de l’action, éventuellement en s’aidant d’applications et de logiciels comme Google Street View ou InVid. Trois : s’atteler aux détails, scruter les indices présents à l’image – une unité de police, un écusson, un référentiel des identités et de l’organisation, ou encore l’organisation –. Et de toute façon, contacter les protagonistes, se rapprocher au plus près de la source, puis des institutions : préfecture ou parquet.
« La vérification numérique peut se faire avant les articles. J’ai déjà tout ce qu’il me faut pour considérer qu’elle est authentique. Pour autant, je ne sais pas si l’événement est assez grave pour que j’en fasse un article. Si ça l’est, j’en fais un papier. » Dans le cas contraire, le journaliste peut par exemple attendre (la réponse du parquet n’est pas nécessaire pour faire un article, même si les faits sont « peu » graves) les réponses du parquet pour savoir si une enquête est ouverte. Ce travail de vérification rigoureux se heurte à de nombreux obstacles. Dans les cas de violences policières, les délais de réponse des autorités sont souvent très longs. « Toute l’écume, les commentaires, les reprises médiatiques… nous empêchent de nous concentrer sur les faits », renchérit Fabien Leboucq.
Des collectifs et ONG comme INDEX jouent aussi ce rôle d’intermédiaire. Leur travail consiste à réceptionner, contextualiser et analyser les vidéos publiées sur les réseaux sociaux. En collaborant avec des journalistes ou en publiant directement leurs enquêtes, ces structures permettent de crédibiliser les témoignages numériques.
L’information à deux vitesses
Fabien Leboucq reconnaît que ces vidéos alimentent son travail journalistique. « Il y a plus d’articles qu’il y a 15 ans. Peut-être parce qu’il y a plus de vidéos. Avec les gilets jaunes, ces violences ont touché des publics issus de quartiers jusque là épargnés : les ronds points de la France périurbaine, et surtout les centre villes et même le centre de Paris ; alors que depuis des décennies les quartiers populaires étaient touchés. »
« C’est pour montrer en images l’histoire qu’on raconte. Si demain je te dis que je suis tombé, ça sera toujours mieux si j’ai les images qui l’accompagnent »
Mais pour lui, des biais sociologiques contribuent à la méconnaissance de cette réalité du terrain. Il poursuit : « S’il y a des violences dans le centre de Paris, il y aura plus de journalistes qui vont s’y rendre qu’à Mantes-la-Jolie. On a plus tendance à traiter les sujets proches de nous, et comme il y a un manque de diversité dans les rédactions françaises… ». Pour lui, cela se justifie par une forme de « distance entre la sociologie des journalistes et la sociologie des quartiers populaires. »
Les réseaux sociaux… des canaux sans réelle envergure ?
La crédibilité des événements repose sur des témoignages filmés. « C’est pour montrer en images l’histoire qu’on raconte. Si demain je te dis que je suis tombé, ça sera toujours mieux si j’ai les images qui l’accompagnent », affirme Ismaël. Mais le jeune homme reste dubitatif : « Je ne pense pas que ça puisse régler quoi que ce soit, à part dénoncer. Mais c’est ce que tout le monde fait déjà, et ça n’a pas l’air de s’améliorer. »
Des captations qui ne sont pas sans comporter de risques. Le 17 octobre 2025, une influenceuse de 27 ans, Sarah, doit comparaître devant le tribunal correctionnel d’Albi. Elle risque neuf mois de prison avec sursis. Elle a filmé plusieurs interventions policières dans le quartier de Cantepau à Albi, connu comme un haut lieu du trafic de stupéfiants dans le Tarn.
« Le contrôle judiciaire et l’interdiction d’utiliser ses réseaux sociaux, c’est complètement disproportionné », s’exprime son avocate, Me Sarah Nabet-Claverie, au quotidien La Dépêche. « À aucun moment, elle ne prévient les dealer·euses de leur arrivée. Elle commente simplement la vie du quartier, avec humour », ajoute-t-elle dans les colonnes du journal. Certains de ses commentaires révéleraient toutefois des informations sur des policier·ères. Mais suite à une perquisition menée à son domicile, les policier·ères auraient découvert, sur plusieurs téléphones et sur son ordinateur, une centaine de vidéos dans lesquelles des fonctionnaires de police seraient identifiables. Quatre policier·ères ont porté plainte.
Haby-Gaëlle Dembélé