La caméra : « Tous·tes ligué·es contre moi »

Outil de sécurité, je fleuris bon train sur le territoire français. Ma mission : protéger et veiller sur les citoyen·es. Pourtant, certain·es voient en moi, la caméra, un outil de contrôle, une atteinte à la vie privée, je m’en étonne. Il·elles s’organisent, informent par des renseignements d’origine sources ouvertes (OSINT) ou des manifestations publiques. Je vous raconte.

À Bordeaux, j’ai capté qu’on ne veut plus de moi, la camera. Un nouveau pôle de résistance se met en place, mais je me rassure. Même si la branche bordelaise est bien active, elle est encore informelle. Jeunes anarchistes, militant·es, technicien·nes… Une trentaine de personnes participent au collectif technopolice Bordeaux qui documente et questionne le développement de la surveillance numérique dans la capitale girondine.   

Ils et elles n’ont pas tous·tes la même vision des moyens d’action : certain·es préfèrent me repérer, détecter ma présence dans la rue. D’autres ont une approche plus politique et débattent de la légitimité de ma place en ville, lors de réunions à la mairie. Mais une chose les préoccupe tous·tes : pour elles et eux, je serais une atteinte à « leur vie privée », affirme Sacha, informaticien et membre de Technopolice Bordeaux. 

Batailler avec les résistant·es 

« Le vrai enjeu, ce sont les algorithmes sur les caméras (vidéosurveillance algorithmique (VSA), NDLR)C’est comme la décision d’armer les agents municipaux. On ne reviendra pas en arrière le jour où ça sera fait. Le truc, c’est qu’activer les algos, c’est juste un clic… et c’est lancé », explique Sacha. Car, il est vrai. Je suis opérationnelle. J’ai été modernisée.

À Bordeaux, les membres se battent officiellement contre 251 caméras comme moi, sur la voie publique uniquement, sans compter toutes les caméras privées, celles aux arrêts de tramway, dans les bus, etc… Et, d’après le collectif, la mairie de la ville en installe entre quinze et trente nouvelles chaque année. Je leur donne bien du fil à retordre. Mais en vérité, cette branche locale fait partie d’un groupe bien plus large également appelé Technopolice, lancé par la Quadrature du Net, une association militante qui œuvre pour les libertés numériques depuis 2008. À l’origine, l’idée est de me compter, de se documenter contre moi et de dénoncer mon usage croissant dans l’espace urbain, dont je fais partie. Leur nom est une référence au concept même de Technopolice, qui est le développement d’une surveillance de l’espace urbain par des dispositifs numériques à des fins policières. Pour ce faire, les bénévoles constituent des bases de données en sources ouvertes. Ils et elles organisent, par exemple, des sorties en groupe et, là, il·elles me comptent puis me cartographient. L’idée, c’est de faire connaître les endroits où je peux les filmer. Et c’est d’ailleurs une de leurs revendications. Il·elles collectent, analysent et publient aussi toutes les données pour dénoncer les dérives et défendre les libertés. 

« Le vrai enjeu, ce sont les algorithmes sur les caméras (…). Le truc, c’est qu’activer les algos, c’est juste un clic… et c’est lancé »

Aujourd’hui, Technopolice, toutes branches confondues, est l’un des groupes de résistance les plus actifs. Noémie Levain, membre du groupe de Paris Banlieue, raconte : « Je constitue les premières réunions, je fais de la veille numérique, et puis, en groupe, on tracte à la sortie du métro, on tient des rencontres publiques tous les mois, on fait de la cartographie. » Cependant, ma présence ne dérange pas seulement ces individus. La Ligue des droits de l’Homme (LDH) souhaite que je sois davantage régulée et le collectif Souriez, vous êtes filmés, désormais disparu du paysage militant, avait l’habitude de me ridiculiser. Il organisait des marches bizarres et des carnavals pour retracer les lieux où j’étais installée. Des outils numériques participatifs comme « Surveillance under Surveillance » montrent aussi ma présence sur tout le territoire. Et parfois même, quels types de modèles je suis. Chaque contributeur·ice peut ainsi me signaler sur une carte OpenStreetMap. Sa base de données est mise à jour toutes les heures.

Tous ces efforts déployés pour lutter contre ma présence : c’est assez surprenant quand on connaît les débuts de mon histoire.

Une présence de longue date…

En France, je suis d’abord apparue dans les années 1940-1950 dans des lieux privés ouverts au public, comme les banques. Dans les années 1980, j’intègre les transports. Puis, dans les années 1990, je m’installe dans l’espace public. La ville de Levallois-Perret a été pionnière : dès 1991, son maire, Patrick Balkany, installe 86 caméras. En 1995, son successeur Olivier de Chazeau modernise mon système : les caméras deviennent numériques, pivotent à 360°, et mon nombre est réduit à 50. 

Mon déploiement dans les rues s’explique par la hausse de la délinquance urbaine, mais aussi par les attentats à Paris en 1995. La loi du 24 août 1993, dite « loi Pasqua » est donc  la première à m’encadrer explicitement dans l’espace public. C’est à partir de là que je me démultiplie. Mais à ce moment-là, la résistance est quasi inexistante, sauf de la part des syndicats dans les usines où je suis déployée. Martin Drago, membre de la Quadrature du Net et auteur du livre Caméras sous surveillance, Luttes contre l’œil électronique (2025) s’interroge : « Je me suis dit qu’une lutte avait eu lieu, mais qu’elle n’a pas été documentée. Ou alors, cela a seulement commencé à gêner quand c’est arrivé dans la rue, avec des images que la police pouvait regarder », analyse-t-il.

Caméra 2.0 : je rentre en scène avec la biométrie

Pour un événement sportif d’envergure comme les Jeux Olympiques, qui ont eu lieu aux quatre coins de la France, une nouvelle version de moi a été installée : la caméra augmentée. Je filme alors en toute légalité grâce à certaines dispositions de  la loi du 19 mai 2023 relative aux jeux Olympiques et Paralympiques de 2024. Désormais, en tant que caméra, je suis équipée des technologies de « vision par ordinateur ». Conformément à la loi, seuls la police et la gendarmerie nationales, les polices municipales, les services d’incendie et de secours ainsi que les services internes de sécurité de la RATP et de la SNCF sont habilités à déployer ces solutions technologiques de nouvelle génération retenues, après autorisation du préfet de département et, en Île-de-France, du préfet de police, selon le ministère de l’Intérieur.

Cela me permet de faire une analyse automatisée des images en reconnaissant des objets, des formes, des silhouettes, des mouvements ou encore des événements. C’est la première fois que la vidéosurveillance automatisée est légalisée en France. J’ai l’autorisation de filmer pour assurer la sécurité de certains grands événements sportifs, récréatifs et culturels jusqu’au 31 mars 2025.

Moi, anti-démocratique ? 

En 2023, un rapport sur la vidéosurveillance rendu par les députés Philippe Gosselin et Philippe Latombe a estimé à 90 000 le nombre de caméras de surveillance de la voie publique contrôlées par la police ou la gendarmerie ; nous n’étions « que » 60 000 en 2013. Le prétexte de cette massification : la sécurité. Pourtant, même moi, caméra, je doute. Parfois, je ne suis pas efficace. 

« Cette surveillance arrive sans débat démocratique. Elle est déployée en toute opacité, sans consultation. »

En 2021, Guillaume Gormand, chercheur en droit, a en effet publié une étude pour le Centre de recherche de l’École des officiers de la gendarmerie nationale (CREOGN). Il analyse 1 939 enquêtes menées entre 2017 et 2020 pour évaluer l’impact de la vidéosurveillance. Résultat : je ne permets de résoudre une enquête que dans 5,87 % des cas. Des indices sont trouvés grâce à moi dans seulement 3,66 % des enquêtes, et des preuves dans 1,13 %.

Cependant, à Bordeaux, d’après la mairie écologiste, je permets de protéger les citoyen·nes. Dans un centre de supervision urbaine (CSU), des agent·es se relaient ainsi pour m’observer. 24h/24 et 7j/7, il·elles analysent mes images. D’après les chiffres consultables sur le site de la ville, j’aurais ainsi permis de déclencher 18 090 demandes d’interventions, 600 réquisitions judiciaires et 2 352 vidéo verbalisations, en 2024. 

Ainsi, je pense avoir réussi à vous convaincre, puisque, aujourd’hui, la question ne semble pas faire débat : 74 % des Français·es sont favorables à ma présence sur la voie publique, selon un sondage Fiducial/Odoxa publié en 2023. Cependant, Noémie Levain reste méfiante à mon égard : « Cette surveillance arrive sans débat démocratique. Elle est déployée en toute opacité, sans consultation. Il n’y a pas d’information donnée à la population. Le droit à l’information n’existe pas. Pour la vidéo biométrique, si demain il y a un événement comme les JO, les gens ne peuvent rien faire, à part éviter les zones surveillées. »

Haby-Gaëlle Dembélé  et Caméllia El-Atrassi 
Avec l’aide de Matthieu Gaillard

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