Depuis trois ans, les conditions de travail des journalistes se sont corsées en Afrique de l’Ouest, notamment au Mali, au Burkina Faso et au Niger. Présence terroriste, putschs militaires, et propagande russe, les médias internationaux et particulièrement français sont menacés. Face à des difficultés à véhiculer l’actualité, le Sahel pourrait devenir « un trou noir de l’information ».
« Il n’y a plus personne. On s’est tous fait virer les uns après les autres, en étant menacés à différents niveaux. » Dans son bureau parisien, la vapeur de sa cigarette électronique se mélange à ses mots. Morgane Le Cam se souvient de ses années de correspondance au Burkina Faso et au Mali, entre 2015 et 2020 pour le service Afrique du Monde. Rentrée en France, il y a quatre ans, elle couvre toujours la région du Sahel à distance pour le quotidien. Comme ses confrères et consœurs internationaux·ales et français·es, elle peine à retourner écrire des articles dans cette zone. « On a vraiment vu nos conditions de travail se dégrader au fil des années au Sahel. »
En quatre ans, plusieurs coups d’État se sont succédé dans trois pays du Sahel. Le premier en 2020 au Mali, puis en 2022 au Burkina Faso et en 2023 au Niger. Tous ces États sont aujourd’hui gouvernés par des juntes militaires. Ils appliquent les mêmes positionnements vis-à-vis des médias. « Tous ont souhaité chasser la presse internationale et notamment française, car le narratif de ces médias n’arrange pas les juntes », constate Sadibou Marong, directeur du bureau d’Afrique Subsaharienne de Reporters sans frontières (RSF).
Les médias français censurés
Les attaques visant les journaux français se sont multipliées. En avril 2022, la radio RFI et la chaîne de télévision France 24 sont suspendues définitivement au Mali. Dans cette région du monde francophone, ces médias sont extrêmement suivis. Un an plus tard, en avril 2023, Agnès Faivre, journaliste de Libération au Burkina Faso, et Sophie Douce, correspondante pour Le Monde Afrique, sont expulsées du pays. "Je sentais l’étau se resserrer, mais je ne voulais pas me l’avouer", avoue cette dernière.
Un jour de printemps, les deux reportrices reçoivent un appel. Elles ne savent pas encore qu’il sera la raison de leur départ de Ouagadougou, la capitale. Convoquées par la sûreté nationale, elles subissent des interrogatoires sur leur travail. Le soir même, Agnès Faivre est rappelée. Elle a 24 heures pour quitter le pays. De son côté, Sophie Douce se croit épargnée. "On ne m’a pas téléphoné ce soir-là. Toute la nuit, j’ai pensé que j’étais passée entre les mailles du filet." Pourtant, le lendemain est son dernier réveil au Burkina Faso. Elle est avertie à son tour qu’elle doit faire ses valises. "Là, on ne réfléchit pas. On dit au revoir aux amis qui ont pu se libérer en urgence, et on se demande quand est-ce qu’on reverra ce pays."
Suivie dans la rue à de nombreuses reprises, menacée, victime de messages de pression, l’ancienne correspondante de La Croix et de Ouest France à Ouagadougou, Ludivine Laniepce, a même dû se réfugier "en catastrophe" entre les murs de l’ambassade. "J’arrivais à travailler avec la menace terroriste. Mais, la violence d’État à la suite du putsch de 2022, je n’ai pas pu la supporter." Craignant pour sa sécurité, elle passe quelques jours en France pour suivre une formation auprès des forces spéciales. Malgré cela, la journaliste se résout à rentrer définitivement en 2023, après huit ans au Burkina Faso. "En partant, on laisse une vie derrière nous."
Progressivement, ces États votent des lois pour contraindre les journalistes dans l’exercice de leur fonction, comme la loi sur la cybersécurité au Burkina Faso ou celle sur la cybercriminalité au Niger. Elles sont utilisées pour condamner des journalistes. Pour Sadibou Marong, par ces différentes pressions, "les juntes opèrent une sorte de chasse aux sorcières pour faire le vide autour d’eux."
Il devient nécessaire d’avoir une autorisation pour circuler dans certaines zones. Des accréditations délivrées par les gouvernements eux-mêmes. "On nous a éloignés des réalités du terrain", souligne Morgane Le Cam.
Un sentiment anti-français instrumentalisé par la Russie
Dans le nord du Sahel, le terrorisme djihadiste sévit depuis le début des années 2000. La présence de Boko Haram et du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM) ont amené la France à déployer ses troupes au nord du Mali dès 2013, via l’opération Serval puis Barkhane. Sur place, la présence des militaires français fait progressivement tâche. Leur occupation du terrain est décriée par les populations locales. Cet échec profite à l’implantation de la Russie au Sahel, qui y initie une opération d’influence.
Sur place, Moscou déploie de nombreux canaux de désinformation et de propagande par le biais du groupe paramilitaire Wagner. Aujourd’hui, ce dernier opère toujours dans la zone et s’associe aux juntes dans la lutte contre le terrorisme. Dans leur communication, Wagner se prétend plus efficace que les anciennes opérations françaises. Les Russes profitent d’un ressentiment latent contre la France et sollicitent les souvenirs d’un passé colonial pour attiser le sentiment anti-français
L’expert en géographie politique africaine Christian Bouquet connaît bien l’Afrique de l’Ouest. Il y a vécu de 1968 à 2001. Aujourd’hui installé à Bordeaux, il garde un œil attentif sur la région. "Ce sentiment anti-français, comme tout sentiment, n’est pas réellement mesurable, rationalise-t-il. De mon point de vue, il faut le relativiser." Cette rancœur s'exprime surtout selon lui principalement chez les jeunes des grandes villes, peu scolarisé·es, peu politisé·es et qui se sentent abandonné·es face à un chômage croissant.
"Je ne pouvais plus dire ma vraie origine"
Ce ressenti affecte tout de même la manière dont les journalistes travaillent. En janvier 2023, Morgane Le Cam retourne à Ouagadougou pour couvrir une manifestation contre les politiques françaises. Des drapeaux russes flottent dans les airs. À leurs côtés, d’autres fanions aux couleurs de la France volent. À la différence des autres, ils sont barrés.
Les étendards russes ne sont pas là par hasard pour Christian Bouquet. Il considère que ces rassemblements sont en partie financés par Moscou. "Quand pratiquement tous les manifestants agitent un drapeau russe, cela veut dire que quelqu'un les a distribués. C’est comme quand je vais voir un match de rugby au stade, et qu’on me donne un drapeau de l’équipe que je supporte : je ne l’ai pas fabriqué moi même."
Dans la foule, Morgane Le Cam essaie de relater correctement la situation. Mais, dans la manifestation, la situation est tendue pour la française. "Je ne pouvais plus dire ma vraie origine, alors je disais que j’étais Suisse."
Les sources en danger
Ne pouvant plus se rendre sur place, les journalistes français·es traitent l’actualité sahélienne depuis Paris. D’autres s’installent dans les pays frontaliers, comme le Sénégal ou la Côte d’Ivoire. Les ancien·nes correspondant·es mobilisent les réseaux de sources qu’ils se sont construits lorsqu’ils et elles étaient encore sur le terrain. Les échanges ne se font pas sans risques, surtout avec les journalistes locaux·ales. "Si les autorités voient que nos sources ont communiqué avec la presse française, elles seront directement accusées d’espionnage au service de l’étranger, s’inquiète Sophie Douce. Certain·es de nos contacts disparaissent du jour au lendemain. D’autres sont enrôlés de force par l’armée et envoyés en première ligne face aux djihadistes. Cela sème la psychose."
Alors, les échanges se font par des applications sécurisées comme Signal, pour limiter la prise de risques. Par crainte que les autorités espionnent les conversations, la communication se fait sous pseudonymes, avec des messages éphémères, programmés pour disparaître. "Je me demande toujours à quel point je mets en danger mes collègues burkinabè et maliens lorsque j’échange avec eux", s’interroge Morgane Le Cam. De son côté, Ludivine Laniepce n’a pas complètement tourné la page du Burkina Faso. "Tous les matins, je me lève et je me demande si mes amis sont encore en vie là-bas."
Depuis Dakar, Sadibou Marong observe la situation avec une grande préoccupation. Il le sait, ce sont les journalistes locaux·ales qui pâtissent le plus de cette conjoncture. Ils sont victimes de menaces, de pressions, et depuis peu d’enlèvements. Quatres journalistes burkinabè ont été kidnappés à leur domicile un matin par des militaires encagoulés. Ils ont été emmenés vers des destinations inconnues et sont toujours portés disparus. Le défenseur de la liberté de la presse l’affirme, face aux diverses pressions sur les journalistes, "le Sahel est en train de devenir un trou noir de l’information."
Paul Florequin et Margot Sanhes