À l’occasion des dix ans de la loi relative au renseignement, La Fabrique de l’Info a interrogé Camille Polloni, journaliste de Mediapart, fichée illégalement par les services français.
En 2011, vous avez cherché à accéder à toutes les informations portant sur vous et dont disposent les services de police et de renseignement français. Pourquoi ?
Camille Polloni : « Au départ, c’était vraiment une expérience journalistique, pour exercer le droit – que toutes et tous les citoyen·nes ont – d’accéder aux renseignements qui nous concernent et qui peuvent être détenus par les services de l’Etat. On a juste le droit de savoir si l’on est fiché illégalement, mais pas plus. Finalement, cette expérience est devenue une sorte de démonstration par l’absurde, qu’on ne peut plus rien obtenir et que le droit d’accès qui existe est assez illusoire. »
C’est dans ce contexte-là que la loi relative au renseignement est adoptée en 2015. Quel effet cela a-t-il eu sur votre démarche ?
C.P : « La loi renseignement est arrivée en cours de route et a modifié un peu les règles d’accès. Elle a officialisé une pratique déjà utilisée par les services de renseignement depuis plusieurs années. À savoir que, quand des citoyen·nes leur demandaient des comptes, ils répondaient toujours qu’il était impossible de communiquer la moindre information, sous peine de mettre en péril toute l’activité de leur service. La loi de 2015 a sanctuarisé le travail des services de renseignement, elle a empêché le regard public sur ce travail et a rendu inopérant le droit d’accès accordé aux citoyen·nes. Aujourd’hui, avec la nouvelle procédure, on ne vous dit pas si vous êtes fiché·es. On vous répond seulement : « Il y a quelque chose d’illégal dans votre fichage« ou « il n’y a rien d’illégal ». »
Vous avez enquêté sur des sujets sensibles, comme la police et l’antiterrorisme. En quoi cette loi a-t-elle impacté votre travail depuis 10 ans ?
C.P : « Je pense que l’utilisation croissante de nouvelles techniques par les services de renseignement nous conduit à être plus prudent·es dans nos échanges. Ensuite, évidemment, je ne m’éloigne pas de mon ordinateur quand je suis dans le train, j’ai des filtres de confidentialité sur mes écrans pour éviter que l’on puisse lire par-dessus mon épaule. Ce sont des consignes de bonne pratique numérique, et les journalistes apprennent à mieux s’en servir. Parfois, je pousse aussi mes interlocuteur·ices à agir de façon plus sécurisée que ce qu’ils et elles ont l’habitude de faire. Si je travaille avec une ligne téléphonique classique, il est très simple de regarder ma facture détaillée et de voir avec qui je parle. Par exemple, je leur conseille de m’écrire sur des applications chiffrées. Au mieux, Signal, éventuellement WhatsApp ou Telegram, et d’éviter leur adresse mail professionnelle. »
Pourquoi élargir ces dispositifs à vos interlocuteur·ices ?
C.P : « Ce n’est pas de la paranoïa, c’est de la protection des sources. Le simple fait de parler à un·e journaliste sans se protéger un minimum peut porter préjudice, par exemple professionnel, à certaines personnes. Je me dis que je pourrais porter préjudice à des personnes avec qui je n’ai jamais parlé ! J’ai beaucoup travaillé sur l’antiterrorisme. J’échangeais avec des personnes mises en examen, avec leurs avocat·es, avec leur entourage … Je me posais beaucoup de questions : est-ce que cette personne qui semble nous suivre en filature est en train de faire un rapport ? Est-ce que la police va chercher à m’identifier ? Est-ce que nos sources sont mises en danger par notre imprudence ? Évidemment que oui. On est obligé de penser à ça. »
LA LOI RENSEIGNEMENT
Depuis sa promulgation en juillet 2015, la loi relative au renseignement a fait couler beaucoup d’encre. Ce texte vivement soutenu par Manuel Valls, Premier ministre à l’époque, a légalisé une série de pratiques déjà utilisées par les services de renseignement hors de tout cadre juridique. Plusieurs associations de défense des libertés civiles se sont positionnées contre ce texte, à l’instar de La Quadrature du Net. Des mesures autorisées uniquement dans les cas relatifs à « l’indépendance nationale, l’intégrité du territoire et la défense nationale », aux « intérêts majeurs de la politique étrangère », aux « intérêts économiques industriels et scientifiques majeurs », à « la prévention du terrorisme, de la criminalité et de la délinquance organisée » ou lors d’ « atteintes à la forme républicaine des institutions. » En principe, les journalistes, comme d’autres corps de métier, sont protégé·es de cette surveillance, dans « l’exercice de [leur] profession. »
Pas de quoi rassurer, pour autant, des associations et organisations professionnelles comme l’Association de la presse judiciaire (APJ), qui a déposé un recours auprès de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Parmi les mesures les plus critiquées : la pose de micros et de caméras dans des lieux privés, l’accès en temps réel aux données de connexion Internet ou encore le recours aux Imsi-catchers.
En janvier dernier, la CEDH a refusé d’examiner les requêtes déposées pour une raison de procédure. Pour Marine Babonneau, journaliste au Canard Enchaîné et présidente de l’APJ, « la CEDH considère que la loi comporte suffisamment de garanties procédurales pour faire contrôler les possibles atteintes aux droits des journalistes ». En l’occurrence : la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) et le Conseil d’Etat. « Or, nous dénoncions cela précisément », conclut, amère, Marine Babonneau.
Pablo Perez et Loretta Legrand-Le Guern