Pensé pour répondre aux atteintes à la liberté de la presse qui s’accentuent au sein de l’Union Européenne, l’European Media Freedom Act (EMFA) présente une faille majeure : la surveillance des journalistes reste possible, si elle sert l’« intérêt général ». Un flou juridique qui ouvre la porte à de potentielles dérives.
« J’ai été pris pour cible à cause de mon travail de journaliste, confiait Szabolcs Panyi en 2019 à Vsquare, média d’investigation indépendant d’Europe centrale. J’ai été mis au même niveau qu’un criminel dangereux, car Pegasus sert à surveiller les terroristes. J’ai donc été considéré comme un ennemi de la Hongrie, mon propre pays. » À cette époque, il enquêtait sur les réseaux d’influence du Premier ministre Viktor Orbán pour le média en ligne Direkt36.
Depuis 2010, les journalistes hongrois·es critiques du pouvoir sont licencié·es par centaines, les rédactions sont réorganisées et les sujets encadrés jusque dans le choix des mots. Selon l’observatoire Mérték, près de 80 % du paysage médiatique du pays est aujourd’hui contrôlé, directement ou indirectement, par le pouvoir.
L’AFFAIRE PEGASUS
Développé par l’entreprise israélienne NSO Group, Pegasus est un logiciel espion capable d’infiltrer un téléphone à distance, sans que son·sa propriétaire ne s’en aperçoive. Une fois installé, il permet notamment d’accéder aux messages, aux appels, aux contacts, aux photos, à la géolocalisation et même à la caméra. En 2021, une vaste enquête menée par Forbidden Stories et Amnesty International, a révélé que plus de 50 000 numéros avaient été ciblés dans le monde, parmi lesquels des journalistes, des militant·es et des responsables politiques. En Europe, plusieurs reporters, notamment en Hongrie, Grèce et Espagne, ont découvert avoir été espionné·es par leurs propres gouvernements.
Le service public, nouvelle cible des politiques
Ce phénomène d’emprise politique sur les médias, et notamment sur les services publics, s’observe aussi dans d’autres pays de l’Union Européenne (UE). Depuis l’arrivée au pouvoir de Giorgia Meloni en 2022, la Radiotelevisione Italiana (RAI) évolue vers une tutelle gouvernementale de plus en plus marquée. « Nous avons reçu une consigne de la part de notre direction nous ordonnant de ne pas parler négativement de Donald Trump (Meloni s’est toujours affichée proche du président américain, NDLR). Nous sommes plusieurs à ne pas avoir suivi cette consigne », confie une source anonyme dans un rapport de Reporters sans frontières (RSF) publié en juillet 2025. Les journalistes qui s’y sont opposé·es ont été « écartés de la couverture internationale ». D’autres, toujours selon le même rapport, préfèrent désormais s’autocensurer.
En Slovaquie, la situation s’est aggravée depuis le retour au pouvoir de Robert Fico en 2024. Le gouvernement a dissous la Radio et Télévision de Slovaquie (RTVS) pour la remplacer par une nouvelle entité, la Société slovaque de télévision et de radio (STVR). RSF relève notamment la nomination du secrétaire général du ministère de la Culture, Lukas Machala – connu pour ses positions complotistes et platistes – au poste de vice-président de l’organe de surveillance de STVR. Un choix « symptomatique de la transformation du service public en instrument de propagande ».
Une réponse européenne
Face à ces atteintes à la liberté de la presse, Bruxelles a jugé nécessaire de mieux encadrer le travail des journalistes et de fixer un socle de garanties communes. Un an et demi après son adoption par le Parlement, le règlement européen sur la liberté des médias, ou European Media Freedom Act (EMFA), est officiellement entré en vigueur le 8 août 2025.
Concrètement, l’EMFA interdit l’usage de logiciels espions contre les journalistes et impose la transparence des financements publics et privés alloués aux médias, afin de prévenir toute ingérence économique ou politique. Le texte consacre aussi le principe d’indépendance éditoriale, en particulier pour le service public, et demande aux autorités nationales d’évaluer l’ampleur des phénomènes de concentration des médias et de leur effets sur la pluralité des sources d’information. Enfin, il crée un Conseil européen des services de médias, un nouvel organe chargé de surveiller l’application du règlement dans chaque pays et de signaler les manquements.
RÈGLEMENT EUROPÉEN
Contrairement à une directive, acte juridique que les États doivent transposer dans leur droit national, un règlement européen s’applique directement et intégralement dans tous les pays de l’Union dès son entrée en vigueur. Cela signifie que les gouvernements ne peuvent pas en modifier le contenu : ils doivent le respecter tel quel. L’objectif est de garantir l’application uniforme de la législation européenne dans l’ensemble des États membres, afin d’éviter les disparités entre législations nationales.
L’article 4 : un flou juridique
Pensé comme un rempart contre la surveillance, l’article 4 de l’EMFA est devenu l’un de ses points les plus controversés. Le texte, censé protéger les journalistes contre toute forme d’ingérence dans leur travail, interdit aux États membres de les placer sous surveillance, de les perquisitionner ou de les détenir afin d’obtenir des informations sur leurs sources. Mais, il introduit aussi des exceptions. La surveillance devient possible si elle répond à une « raison impérieuse d’intérêt général », qu’elle est jugée « proportionnée » et validée par une « autorité judiciaire ou décisionnelle indépendante et impartiale ». Une notion « très floue » selon Octave Nitkowski, avocat en droit de la presse, qui « ouvre la voie à toutes les interprétations par la pratique ».
Il rappelle qu’en France, la loi Dati de 2010 protège déjà le secret des sources, tout en permettant de le lever au nom d’un « motif prépondérant d’intérêt public » — une formule tout aussi controversée par son manque de précision. L’affaire Ariane Lavrilleux, journaliste d’investigation pour le média Disclose placée en garde à vue pour recel de documents classés secret-défense, en avait révélé les limites. « Ici on a estimé qu’il s’agissait de documents susceptibles de compromettre la sécurité du pays, donc l’intérêt public pouvait être justifié par des enjeux nationaux, explique maître Nitkowski. Mais ce terme d’intérêt général est bien plus large. Au regard de la jurisprudence européenne, dès lors qu’il y a un intérêt de quelqu’un, un sujet qui touche un individu, c’est l’intérêt général. Tout peut être d’intérêt général. »
« Le risque est de voir cette nouvelle législation se retourner contre ceux qu’elle était censée défendre. »
L’European Media Freedom Act représente malgré tout une certaine avancée : il apporte un cadre juridique commun, notamment pour les pays moins protecteurs de la liberté de la presse. Mais cette évolution n’est pas sans paradoxe. « En cherchant à protéger, on encadre – et en encadrant, on crée une limite », résume l’avocat. Le danger, selon lui, réside dans la mise en œuvre : faute de critères clairs, c’est un·e juge, « selon sa propre interprétation », qui devra déterminer ce qui relève, ou non, de la liberté d’expression. « La véritable avancée serait d’apporter une vraie définition de l’intérêt général au niveau européen, au risque de voir cette nouvelle législation se retourner contre ceux qu’elle était censée défendre. »
Ana Puisset–Ruccella