Certain·es journalistes ont fait le choix de vendre des piges pour des médias dont ils ne partagent pas les idées. Un choix loin de faire l’unanimité au sein de la profession. Montage : Zian Palau

Écrire pour tous les médias : ces pigistes qui franchissent les frontières éditoriales

Agir sous la contrainte ou par conscience. Sur un champ de bataille médiatique ultra-polarisé, certain·es journalistes indépendant·es décident de frapper à la porte de rédactions d’extrême droite. Leur stratégie : vendre des reportages à ces médias aux lignes éditoriales opposées à leurs convictions. Un choix loin de faire l’unanimité au sein de la profession.

« J’ai accepté pour des raisons financières, il me faut le plus d’employeurs possible, même si je n’adhère pas à la ligne éditoriale. » Sarah* est journaliste indépendante. Ils et elles étaient 4 389 à détenir officiellement ce statut en 2022, et à être rémunéré·es à la tâche pour leurs travaux journalistiques. Être pigiste donne l’avantage de collaborer avec différents médias, sans être affilié·es à une seule rédaction, mais expose à la précarité. L’observatoire des métiers de la presse révèle qu’un pigiste gagnait en moyenne 1 954 € bruts par mois en 2022, contre 3 580 € pour les CDI, et 2 837 € pour les CDD. Des chiffres qui concordent avec les propos de Jean-Marie Charon, chercheur associé à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et spécialiste de l’information. Dans son ouvrage Hier, journalistes il souligne que 40% des détenteurs d’une première carte de presse quittent la profession au bout de sept ans.

Après des piges pour RTL ou RMC, Sarah* collabore avec Europe 1. La radio est rachetée en 2021 par Vincent Bolloré, et comme beaucoup de médias du milliardaire, la ligne éditoriale a viré très à droite. L’amère condition pour elle, afin de continuer à exercer sa passion sur les ondes. Elle choisit de signer avec un pseudonyme. « Si j’avais dû garder mon nom, je n’aurais pas accepté », complète la jeune reporter. Mais même en utilisant l’anonymat, Sarah* ne cache pas quelques inquiétudes : « J’appréhende un peu les éventuelles demandes de la rédaction. J’essaierai de suivre ma déontologie, mais je suis pigiste, je n’ai que peu de force d’argumentation ». Elle reste tout de même ferme sur la suite des événements : « Si on me force à traiter des sujets ou des angles qui ne me conviennent pas, je leur dirai au revoir. » 

L’emprise grandissante du magnat ultra-conservateur réduit les opportunités pour de nombreux·ses journalistes. Les cas de conscience comme celui-ci se multiplient ces dernières années chez une poignée d’indépendant·es. La polarisation grandissante de l’espace médiatique s’ajoute à la précarité de leur condition. Claire Sécail, chercheuse et spécialiste de la médiatisation des campagnes électorales, fait coïncider le phénomène avec le rachat en 2016 d’I-télé par Vincent Bolloré. « Peu à peu, les médias audiovisuels ont moins respecté les obligations de pluralisme exigées dans leurs émissions, alors les gens se retrouvent regroupés autour des mêmes centres d’intérêts, et voient le monde avec des œillères », explique-t-elle. À titre d’exemple, la station Europe 1 a été mise en demeure par l’Arcom pour manque de « mesure » et « d’honnêteté » dans l’émission de Cyril Hanouna pendant les élections législatives de 2024. 

Des rédactions « moins fréquentables« 

Dans cet espace plus que polarisé, certain·es journalistes indépendant·es décident donc de laisser leurs opinions personnelles de côté. Romain Mielcarek est l’un d’entre eux. Ce journaliste spécialisé en relations internationales s’autorise à collaborer avec des médias aux lignes éditoriales extrêmement variées. Un grand écart idéologique qui passe du Monde diplomatique à Atlantico ou Valeurs actuelles, un média condamné pour injures racistes en janvier par la Cour de cassation. « J’adhère pas forcément à ces lignes éditoriales, je ne lis pas forcément ces journaux, mais ils me donnent les moyens de fournir une information de qualité, donc c’est une bonne chose », assure-t-il. 

Romain Mielcarek propose d’abord ses articles aux journaux qui possèdent « la meilleure ligne éditoriale possible », puis au fil des refus, toque à des portes « moins fréquentables ». Il se souvient même avoir vécu des périodes compliquées, pendant lesquelles il se trouvait obligé de s’y résoudre. Aujourd’hui dans une meilleure situation financière, il avoue ne pas vraiment se fixer de limites. Seules conditions : les médias avec lesquels il collabore doivent être reconnus par la Commission paritaire nationale de l’emploi des journalistes (CNPEJ) et respecter la loi française. Il exige que son travail ne soit « jamais travesti, qu’il n’y ait que la réalité du terrain ». Face au journalisme d’opinion, il se réclame de « l’école des faits. » 

Objectivité illusoire ? 

Une approche que balaie Tugdual Denis, rédacteur en chef de l’hebdomadaire Valeurs Actuelles. « Le journalisme de faits est illusoire. C’est très bien qu’il y ait des journalistes d’opinion, on a besoin d’avoir l’avis des gens », soutient l’ancien du Point, qui a pris la suite de Geoffroy Lejeune après son licenciement en 2023. Son journal fait appel à de nombreux·ses pigistes : « La seule limite que je fixe, ce sont ceux qui auraient déjà travaillé pour des médias d’ultra-droite », précise l’ancien directeur adjoint du média qui a pourtant soutenu le candidat Éric Zemmour en 2022. Aucun inconvénient, en revanche, pour les journalistes ayant pigé pour des médias marqués à gauche. Il tempère cependant : « Souvent les choses se font naturellement, c’est quand même rare que quelqu’un travaille énormément pour Libération et pour Valeurs Actuelles« .

« Si on laisse les fachos dans leur monde, on laisse s’entretenir la désinformation. »
Vanessa*, pigiste

Il y a dix ans, Vanessa* a signé plusieurs articles pour Valeurs Actuelles. Pourtant, cette reporter de guerre se revendique de gauche. Elle analyse : « Si on laisse les fachos dans leur monde, on laisse s’entretenir la désinformation ». La quadragénaire pointe du doigt le climat de violence actuelle dans les médias, et se met à la place des lecteur·ices de médias d’extrême droite. « C’est dans ces journaux qu’il faut des bons reportages, c’est comme ça qu’on peut ramener ces gens du bon côté de la force », ironise-t-elle. 

« Dans une guerre, il faut choisir son camp » 

Néanmoins, le nombre de journalistes qui pigent pour tous types de médias reste à la marge. Au sein de la profession, une grande majorité de pigistes continue de suivre une stricte déontologie du journalisme, et s’indigne des dérives de la presse. « Si on n’est pas idéologiquement de ce bord-là, j’ai du mal à comprendre qu’on puisse aller travailler dans des médias d’extrême droite. » Robin*, n’envisage pas d’écrire pour ces derniers, refusant de participer à la banalisation des discours réactionnaires. « Les médias bollorisés, comme Le Journal du Dimanche diffusent aujourd’hui de fausses informations. Ils ont une méthodologie négationniste. » Le média d’investigation Mediapart a déjà épinglé certaines pratiques des chaînes du groupe Bolloré, notamment sur l’emballement médiatique et les effets de cadrage, en 2022, lors de l’affaire de Crépol.

Travailler pour l’extrême-droite n’est pas sans conséquence. Paul* en est conscient. Tout juste sorti d’école de journalisme, il refuse d’officier pour certains médias, notamment pour des raisons stratégiques : « Je sais que parfois, en presse nationale, t’es blacklisté si tu vas foutre les pieds chez Bolloré ». Une enquête du journal Les Jours, parue en 2019, révèle que certain·es pigistes sont piégé·es dans l’engrenage du système Bolloré sans pouvoir en sortir à cause du manque de possibilités d’embauches ailleurs. 

Jean Berthelot, créateur du média indépendant néo-aquitain Podcastine, a prêté sa voix pendant dix ans à Europe 1 pour commenter les matchs des Girondins de Bordeaux. Lorsque Vincent Bolloré devient actionnaire majoritaire de la radio en 2021, il publie une lettre ouverte sur ses réseaux sociaux. Il y fustige « la terreur » qu’instaurera le nouveau patron, et y défend son éthique journalistique. « La direction a demandé des excuses. J’ai refusé et je suis parti à la fin de la saison. » Pour lui, travailler pour les porte-voix de l’extrême droite est intolérable : « Comment tu peux bosser pour un média qui a été condamné pour racisme ? »  Déterminé, pour lui, « dans une guerre, il faut choisir son camp. Quand on est journaliste, on a la chance de pouvoir défendre nos valeurs, pour nous-mêmes et pour tout le monde, sinon quel est le sens de notre métier ? » Visiblement, la question divise.

* Les noms ont été modifiés pour préserver l’anonymat.

Pierre Berho, Lila Olkinuora, Linda Rousso

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