DOSSIER. Guerre et Info : la bande de Gaza entre deux feux
Enfermé·es depuis un an dans l’enclave palestinienne par Israël, les journalistes gazaoui·es risquent leur vies à exercer leur métier. Pour travailler dans la bande de Gaza, photographes et reporters redéfinissent les frontières de la profession et inventent de nouvelles manières d’informer.
Résumé du conflit. Le 7 octobre 2023, l’opération « Déluge d’Al-Aqsa » du Hamas dans les kibboutz israéliens fait 1200 mort·es et 251 otages. Dès le lendemain matin, l’État hébreu répond par une série de frappes aériennes et annonce un siège complet de la bande de Gaza. « Nous ne nous attendions pas à une guerre d’une telle intensité, d’une telle férocité et d’une telle durée », relate Ola Al Zaanoun, correspondante de Reporter sans frontières (RSF) à Gaza. Un an plus tard, le ministère de Santé palestinien estime que plus de 42 000 personnes ont été tuées dans l’enclave, dont 130 journalistes, et 90 % des Gazaoui·es sont des déplacé·es internes selon l’ONU.
« Vous avez entendu parler de notre villa ? » En appel vidéo depuis la bande de Gaza, Rami Abou Jamous sourit devant nos visages incrédules. Ce que ce journaliste palestinien de 45 ans appelle la « villa », est en réalité une modeste tente, installée à côté du camp de réfugié·es de Deir al-Balah, au centre de la bande de Gaza. Il y vit actuellement, ou plutôt il y survit. « Je l’ai appelée la villa « La Fierté », parce que je sais très bien ce que ça veut dire de vivre sous une tente : c’est une pure humiliation. »
À la cérémonie du Prix Bayeux Calvados-Normandie des correspondants de guerre, ce samedi 12 octobre, le travail journalistique de Rami Abou Jamous a été primé à trois reprises. Pour son Journal de Gaza, publié depuis le 28 février 2024 sur Orient XXI, Rami a reçu, dans la catégorie presse écrite, le prix Ouest-France – Jean Marin ainsi que le prix du département du Calvados. Et pour son reportage « Gaza, fuir l’enfer« , co-réalisé avec Fabrice Babin et Bertrand Seguier, il a remporté le prix Mémorial de Caen, dans la catégorie « Télévision Grand Format ». Une triple consécration, encore jamais vue dans l’histoire du Prix Bayeux, pour Rami Abou Jamous, qui est le seul journaliste francophone à Gaza.
Auparavant, Rami habitait dans un appartement à Gaza-Ville, avec sa femme Sabah et son fils Walid, alors âgé de deux ans et demi. Mais tout a basculé il y a un an. De leur premier exode de Gaza à Rafah sous les bombes et les tirs israéliens, jusqu’à leur « villa » de Deir al-Balah, le journaliste indépendant raconte chaque instant dans son journal de bord. Une fuite, une survie, une « humiliation », qui a démarré au matin du 8 octobre.
« Ce fut un choc total pour tout le monde dans la bande de Gaza, y compris pour nous, en tant que journalistes », témoigne Youmna Al Sayed, correspondante à Gaza pour la chaîne de télévision qatarie Al-Jazeera, dans un documentaire de Reporters sans frontières (RSF). Les journalistes gazaoui·es se retrouvent alors à couvrir la guerre dans des conditions inédites. « Ce conflit est le plus violent et le plus difficile que nous ayons eu à couvrir, affirme Adel Al Zaanoun, correspondant et chef du bureau AFP à Gaza. Dès le premier jour, les frappes n’ont pas cessé dans tout Gaza. Aucune zone n’est sûre. »
Se déplacer en charrette
Les problèmes logistiques, techniques et matériels s’imposent aux journalistes dès le début de la riposte. Ils sont rapidement privés de tout ce qui leur permet de transmettre l’information : ni internet, ni électricité, ni ordinateur. « Les bureaux et les réseaux de télécommunication ont été bombardés et détruits par l’armée israélienne dès les premiers jours, relate Adel Al Zaanoun. On manque de tout. On travaille sous les frappes et sans aucun moyen. »
Les moyens de transport sont également considérablement réduits. Sans fuel pour faire fonctionner les voitures, les journalistes ne peuvent plus se rendre sur le terrain comme avant. Seules solutions pour Rami Abou Jamous dorénavant : se déplacer en charrette ou marcher.
Ajoutées à cela, les conditions de survie et les difficultés pour répondre à leurs besoins en nourriture, eau, hygiène et sécurité. Travailler devient donc extrêmement difficile pour les journalistes. En revanche, Adel Al Zaanoun, qui est, à présent, en France, pointe « qu’accéder à l’information était facile, puisque nous faisons partie de la communauté que nous couvrons ». Les journalistes essayent alors d’apporter une solution à chaque problème. Contre les coupures des réseaux de télécommunication et le blocage des puces palestiniennes, ils utilisent des « eSIMS », des puces électroniques dématérialisées leur permettant de se connecter au réseau israélien ou égyptien.
La Maison de la presse, située au nord de Gaza, a pu s’équiper de panneaux solaires grâce à un financement du gouvernement canadien. Cette institution, co-fondée en 2013 par Rami Abou Jamous pour soutenir les journalistes gazaoui·es et palestinien·nes, voit son local de Gaza être détruit en février 2024. Elle est relancée en juillet et offre un vrai luxe pour les journalistes sur place : avoir de l’électricité pour recharger leurs appareils, une ligne téléphonique et internet.
Une autre astuce pour contourner les obstacles : les réseaux sociaux. « Nous nous sommes appuyés sur WhatsApp, c’est notre outil le plus important », détaille Adel Al Zaanoun. Les textes écrits sont désormais courts et précis, les vidéos et interviews durent entre 5 et 10 secondes. « Ça nous permettait de les transmettre très rapidement dès que nous avions accès à internet. »
« Cette fois-ci, c’est moi l’info »
De son côté, en tant que journaliste indépendant, Rami Abou Jamous prend la décision de tout faire avec son téléphone portable. « Je fais partie de ces Palestiniens qui sont visés, je me suis dit que j’allais parler de moi. » Celui qui se décrit pourtant comme très « protecteur » sur sa vie privée, brouille alors les frontières entre sa vie professionnelle et sa vie personnelle et se met à filmer son quotidien, sa femme et son fils. « Au départ, j’ai envoyé tout ça pour rassurer mes amis, car j’avais pris conscience que je pouvais mourir et que ma famille pouvait me perdre à tout moment. »
En plus de risquer leur vie à chaque instant sous les bombes et les tirs israéliens, les journalistes gazaoui·es vivent une double menace du fait de leur statut. Salomé Parent-Rachdi, ancienne correspondante en Israël et Palestine, a observé qu’avant le 7 octobre, les journalistes occidentaux·ales étaient les plus écouté·es sur le conflit israélo-palestinien. Avec les événements du 7 octobre et la riposte israélienne, « un coup de projecteur a été remis sur les journalistes palestiniens, mais parallèlement, ils sont d’autant plus devenus des cibles ».
De multiples enquêtes et témoignages prouvent que les journalistes gazaoui·es sont délibérément pris·es pour cibles dans la bande de Gaza par l’armée israélienne, depuis les premiers jours du conflit. « L’armée israélienne ne s’est fixé aucune ligne rouge, dénonce Adel Al Zaanoun. Plus de 300 maisons de journalistes ont été détruites, la plupart de manière volontaire. Dans certains cas, elle communiquait son intention de les bombarder, ce qui m’est arrivé. »
Quand l’armée israélienne ne vise pas les bâtiments, elle vise les personnes. Si l’idée a pu sembler bonne, au départ, d’utiliser des puces virtuelles pour capter le réseau égyptien, cette solution implique de trouver des endroits surélevés pour capter un signal, comme un toit d’immeuble. Or, « l’armée cible ceux qui se trouvent en hauteur dans des immeubles », raconte Adel. Beaucoup de journalistes ont été victimes de tirs directs, par des drones ou par des frappes continuelles des avions et des tanks, parce qu’ils se tenaient sur des rooftops ou des endroits surélevés. « D’ailleurs, tous les immeubles qu’Adel et ses collègues de l’AFP ont utilisés pour couvrir les événements ont été bombardés et détruits. »
De nombreux·ses journalistes ont reçu des menaces directes, sur leurs téléphones. En mai 2024, Hassan Hamad, journaliste indépendant de 19 ans, reçoit un SMS et de multiples appels téléphoniques lui demandant de quitter le nord de la bande de Gaza sous peine d’être tué. Ce 6 octobre, il a été abattu, ciblé, selon les informations de RSF, par une frappe israélienne sur sa maison.
« Si vous permettez que cela arrive aux journalistes palestiniens aujourd’hui, alors demain c’est à vous que ça arrivera. »
Youmna Al Sayed, correspondante à Gaza
L’armée israélienne frappe de tous côtés pour entraver le travail journalistique. « Et si ce n’est pas nous de façon directe, c’est notre famille, complète Rami Abou Jamous. Le grand reporter d’Al Jazeera, Wael Al-Dahdouh, a perdu presque toute sa famille. » Depuis un an de conflit, Rami dresse ce constat inquiétant : à Gaza, les journalistes ne font plus l’information, ils deviennent eux-mêmes l’information du fait des répressions qu’ils subissent. « Cette fois-ci, je me suis dit : c’est moi l’info. »
Depuis un an, 130 d’entre eux auraient été tués dans la bande de Gaza selon RSF. Adel Al Zaanoun avance le chiffre de « 170 journalistes tués et 200 blessés » par l’armée israélienne, en prenant en compte en plus des journalistes, les autres professions travaillant dans les médias. Le 25 septembre 2024, RSF a déposé une quatrième plainte en un an auprès de la Cour pénale internationale pour crimes de guerre commis par Israël contre les journalistes. « Si vous permettez que cela arrive aux journalistes palestiniens aujourd’hui, alors demain c’est à vous que ça arrivera », prévient Youmna El Sayed.
Partir ou rester ?
Face à toutes ces menaces, l’idée de partir de Gaza pourrait tomber sous le sens. Au départ, Adel Al Zaanoun et sa femme Ola refusent cette solution. Les deux journalistes voulaient impérativement rester dans l’enclave palestinienne pour couvrir la guerre. « Une noble mission à laquelle nous croyons, mission qui fait partie de nos obligations et de notre vie », juge Adel. Mais les dangers se multiplient, les locaux de l’AFP à Gaza sont détruits et la fuite finit par s’imposer à eux comme « nécessaire ». En février 2024, le couple et leurs enfants parviennent à quitter la bande de Gaza. Ils comptent tout de même rentrer dès que possible, « même si ce n’est qu’un cessez-le-feu. »
Pour Rami et sa femme Sabah, pas question de partir de Gaza. Même si la France le leur a proposé. « Si tous les journalistes partent, il n’y aura plus personne pour raconter ce qui se passe à Gaza. L’occupant veut aussi absolument que tout le monde parte. Je ne voulais pas leur donner ce plaisir-là. Rester, c’est ma façon de résister. »
Ils et elles sont entre 1 200 et 1 400 journalistes, selon Adel Al Zaanoun, chef du bureau AFP de l’enclave palestinienne, à être encore présent·es dans la bande de Gaza. Un nombre de journalistes palestinien·nes « important », mais qui « ne suffit pas pour couvrir cette guerre », regrette Adel. Les journalistes gazaoui·es, « exténués », sont submergé·es par la demande des médias internationaux qui ne peuvent pas entrer dans l’enclave. Avec cette couverture médiatique incomplète de la guerre à Gaza, ce sont « des milliers d’histoires humaines qui ne sont pas traitées », se désole Adel.
Voix de Gaza : quand la guerre se vit aussi à travers les réseaux sociaux. « N’oubliez pas d’envoyer une photo quand vous recevrez votre commande« , indique Hind Khoudary sous l’une de ses dernières publications Instagram. Des tee-shirts, chapeaux et autres vêtements, qui sont vendus par la jeune femme de 29 ans et sur lesquels sont inscrits des messages en soutien à la Palestine et à Gaza. Un récit à la première personne, de nombreuses interactions avec sa communauté, on pourrait croire que la jeune femme est une influenceuse gazaouie. Il n’en est rien. Hind Khoudary est journaliste. Cette publication en côtoie des dizaines d’autres où Hind raconte, depuis son téléphone, la guerre à Gaza et ses rencontres au fil des jours, passés sous les bombes. Le 14 août dernier, elle partageait avec ses 1,2 millions de followers une photo avec Sila une jeune fille de 7 ans, blessée lors d’une frappe aérienne qui a touché son école. Le sourire aux lèvres, comme une lueur d’espoir face à l’horreur de la guerre.
Hind est loin d’être la seule journaliste à partager son quotidien. Bisan Owda, Motaz Azaiza ou encore Plestia Alaqad, ces journalistes gazaoui·es sont devenu·es en l’espace de quelques mois de véritables figures et références médiatiques sur les réseaux sociaux. « Le 7 octobre a permis de faire émerger cette nouvelle génération de jeunes journalistes », observe Salomé Parent-Rachdi, ancienne correspondante en Israël et Palestine, entre 2017 et 2020. « Ils sont directement sur Instagram, parlent anglais et sont très suivis, majoritairement par des jeunes. » L’anglais est évidemment un atout et leur permet d’internationaliser leurs contenus et de toucher une audience plus large, jusqu’à se créer une véritable communauté. Le journaliste Motaz Azaiza cumule 17,7 millions d’abonné·es sur son compte Instagram. En janvier 2024, il quitte la bande de Gaza. À sa sortie, « il a été accueilli, non comme un journaliste, qui a couvert la zone mais comme survivant. » En héros, comme en témoigne son accueil sous les applaudissements en Irlande. Ces néo-journalistes bousculent les codes.
Pas besoin d’attendre la validation du supérieur ou de la rédaction, les journalistes sont libres autant dans les méthodes que dans les contenus. « Ils bénéficient probablement d’une légitimité en plus aux yeux du public, puisqu’ils n’appartiennent à aucun média ou grand groupe », analyse Célia Chirol, sociologue des médias. Salomé Parent-Rachdi et Célia Chirol ont toutes les deux constaté que cette nouvelle utilisation des réseaux sociaux par les journalistes et non journalistes pour documenter la guerre est davantage adoptée par les femmes, sans pour autant pouvoir l’expliquer. Certain·es sont journalistes de formation, d’autres s’improvisent depuis le 7 octobre. Comme Saleh Al-Jafarawi, youtuber et chanteur de profession, qui documente désormais la guerre. Et si la transition peut parfois s’avérer compliquée, la solution pour Rami Abou Jamous est de former. « On veut donner des formations pour apprendre le métier à ceux qui publient sur les réseaux, qu’ils soient journalistes ou non. Leur donner les bases du journalisme, c’est essentiel. Parce que, tout le monde filme, mais certains pas comme il le faut. »
Loéva Claverie, Noa Darcel et Louise Gerbaud