Squeezie, Tibo InShape, Léna Situations… Une flopée d’influenceur·ses se sont politisé·es sur les réseaux sociaux, au moment de la campagne des législatives de 2024. Au cœur de l’arène politique des réseaux sociaux, ces jeunes leader·ses d’opinion se retrouvent à devoir marcher sur des œufs.
« Mon dernier sketch, c’est des chiens qui discutent entre eux. Je ne pense pas qu’il y ait vraiment de politique, derrière ce type de contenu », ironise Alizon Defrance, créatrice de contenus humoristiques sur Instagram et TikTok, où elle cumule plus de 100 000 abonnés. Mais la jeune femme, le regard penché sur sa tasse de café, concède : « Je fais aussi de l’influence. La dernière campagne que j’ai faite, c’était de promouvoir la consommation bio, par exemple ». Comme beaucoup d’autres influenceur·ses, la Bordelaise a choisi de prendre position sur ses réseaux sociaux, à l’occasion des dernières élections législatives. D’abord, pour inciter ses followers à aller voter. Ensuite, pour faire barrage à l’extrême droite spécifiquement, après que le Rassemblement national a réussi une percée spectaculaire, arrivé en tête au premier tour avec 33,2 % des suffrages.
Même les plus suivi·es sur Youtube, à l’instar du joueur de jeux vidéos Squeezie (19,1 millions de followers), de la passionnée de mode Léna Situations (2,9 millions de followers) ou du féru de sport Tibo InShape (24,6 millions de followers), ont participé à cette politisation massive. Ces leader·ses d’opinion aux millions d’abonnés s’étaient assuré·es, jusque-là, de conserver leur neutralité et de rester fidèles à leurs sujets de prédilection. Ils et elles ont finalement laissé apparaître leurs opinions politiques au grand jour en juin 2024, à coups de tribunes, lettres ouvertes, entretiens sur YouTube ou stories éphémères. « Depuis les années 2000, les réseaux sociaux ont pris une place très importante, notamment pour le public jeune. C’est devenu un espace que l’on guette », explique l’historien des médias Alexis Lévrier. Et effectivement, les chiffres sont éloquents. Une étude de novembre 2023 révèle que parmi les jeunes de 15 à 24 ans, 65 % plébiscitent les réseaux sociaux pour s’informer, et 10 % s’informent exclusivement par ce biais.
Avoir autant de poids, en tant qu’influenceur·se, dans cet espace médiatique prisé, peut engendrer un sentiment de responsabilité. « Parfois c’est tellement gros, la montée des extrêmes nous impacte tellement, la culture, le financier, la santé… Il y a un moment où tu ne peux pas juste te dire « bah moi je fais de l’humour et c’est tout ». Il était intéressant que tout le monde prenne part au débat », se souvient Alizon Defrance. Et de plus en plus, leur propre communauté les enjoint à passer ce cap. Si l’humoriste assure ne pas s’être « sentie forcer la main », elle admet que « malgré tout, il peut y avoir une forme de pression. Parfois, tu as l’impression qu’il y a des sujets où si tu ne te positionnes pas, tu deviens complice ». Cette nouvelle injonction s’est imposée aux influenceur·ses depuis le mouvement Blackout lors du dernier Met Gala (voir encadré)
Les débuts du mouvement Blackout
Cette nouvelle injonction s’illustre parfaitement avec le mouvement Blackout, déclenché aux États-Unis par le bad-buzz d’une influenceuse lors du Met Gala, en mai 2024. Une soirée de strass et de paillettes, où tout le gratin attend chaque année son invitation par Anna Wintour, rédactrice en chef de l’édition américaine du magazine Vogue. L’influenceuse Haleyy Baylee, habillée en Marie-Antoinette, s’est prise en vidéo en train de dire la phrase attribuée à l’ancienne reine de France : « Qu’ils mangent de la brioche ! ». Il a fallu peu de temps pour que la vidéo fasse le tour de TikTok et insurge les internautes. Le décalage avec la famine frappant la population gazaouie et le regret que l’événement ultra-médiatisé n’ait pas servi de tribune politique sont reprochés. Le mouvement Blackout voit ainsi le jour. Il appelle les utilisateur·ices des réseaux sociaux à bloquer les personnalités qui ne prennent pas officiellement position sur ce qu’il se passe en Palestine.
« Ras-le-bol de la culture du vide »
Venu tout droit des Etats-Unis, ce blacklisting massif ne tarde pas à arriver en France. Sur la liste noire de l’hexagone : Tibo InShape, Léna Situations, Squeezie, Nabilla, Michou ou encore McFly et Carlito. Rien d’étonnant pour Constance Vilanova, chroniqueuse à Mouv’ et autrice, spécialiste de l’influence et de la télé-réalité. « On a eu pendant des années ce type d’influenceurs sans reliefs, qui, parce qu’ils ne voulaient pas perdre de partenariats, ne prenaient jamais parti, ne s’engageaient pas sur les débats de société. Et je pense que du côté du public et de leurs abonnés, il y a eu cette demande d’engagement de leur part. Je pense aux causes climatiques, à la politique, au conflit au Proche-Orient. »
Un avis que partage Anne Chirol, chroniqueuse au Monde et experte de la culture web. « Il y a un ras-le-bol de la culture du vide », analyse-t-elle. Exprimer leur avis politique leur permet aussi d’entretenir une proximité avec leurs followers, qui tend à s’estomper avec la célébrité. « Léna Situations au départ, c’était Madame Tout le Monde, elle avait des boutons et était rigolote, c’est pour ça que ça marchait. Aujourd’hui, elle a toujours des boutons et reste rigolote, mais elle pose aussi avec Rihanna, porte des sacs de luxe et est invitée au défilé d’Anna Wintour. Prendre position, c’est montrer qu’elle partage toujours les mêmes problématiques que ses abonnés ». Au risque, le rappelle la journaliste, « de hérisser le poil de certaines personnes, certaines communautés, et donc de perdre des abonnés ». Suite à sa tribune invitant les jeunes qui le suivent à faire barrage au Rassemblement national, Squeezie a enregistré une perte de 100 000 abonné·es sur Youtube. Pas de quoi s’affoler cependant, puisque cela ne représente en réalité qu’une baisse de 0,5 % par rapport à ses presque 19 millions de followers.
« Les politiques ne peuvent plus faire sans eux »
Les réseaux sociaux sont aussi prisés par les politiques. Jusqu’au président de la République lui-même. « Si l’on regarde la communication d’Emmanuel Macron, telle qu’il l’avait définie dès sa première campagne, il y a une volonté de fuir, ou en tout cas de contourner les journalistes pour ne pas avoir de contradictoire », rappelle Alexis Lévrier. Rien d’étonnant donc, à ce que le président utilise les influenceurs pour faire sa communication, au travers d’Hugo Décrypte, qui n’était pas encore journaliste à l’époque, et McFly et Carlito, qui n’ont pas vocation à l’être.
« Les influenceurs font partie, maintenant, du paysage politique. Les politiques ne peuvent plus faire sans eux », remarque Constance Vilanova. Lorsque Gabriel Attal était ministre, il faisait des lives, des vidéos diffusées en direct, avec certain·es influenceur·ses. Magali Berdah, l’ex-papesse de l’influence et de la téléréalité en France, a, quant-à-elle, proposé des interviews de candidat·es à la présidentielle de 2022, comme Eric Zemmour ou Anne Hidalgo, pendant la campagne.
Et ce constat emporte avec lui son lot de dérives. « Les influenceurs qui vont les interviewer n’ont pas les éléments et la formation pour leur répondre et pour les mettre en difficultés, regrette l’historien, à propos de l’entretien entre Emmanuel Macron et Hugo Décrypte en 2019 à l’occasion des élections européennes. Et de fait, l’interview est très complaisante ». Il lui est reproché de s’être contenté de poser des questions, sans rebondir sur les réponses. Dès sa vidéo d’annonce de l’entretien présidentiel, Hugo Décrypte avait annoncé que l’abstention chez les jeunes était « l’une des raisons qui a poussé Emmanuel Macron à accepter un dialogue direct avec vous », en omettant de préciser que son but était avant-tout de les convaincre de voter pour la liste Renaissance, donnée seconde derrière celle du Rassemblement national.
Mais rien qu’en voulant exprimer leur avis politique, certain·es ont basculé dans l’inacceptable. Maëva Ghennam, une influenceuse issue de la téléréalité, est tombée dans l’antisémitisme en voulant défendre la Palestine. Elle a attaqué son ancienne agente, de confession juive et voyageant souvent en Israël, Magali Berdah. « Il y a eu des échanges de messages vraiment très antisémites qui sont sortis, se rappelle Constance Vilanova. On est face à des jeunes qui savent faire du placement de produit, mais qui ne savent pas forcément défendre une cause. Ils n’ont pas le jargon, pas de média-training, et ça peut complètement partir en cacahuète ». La jeune Marseillaise a ensuite fait les gros titres pendant la campagne des législatives de 2024, en réalisant une vidéo avec le candidat de la France insoumise, Sébastien Delogu. « Quand elle essaie de s’exprimer publiquement, souvent, ça se passe mal. Ces influenceurs ne partent pas avec les mêmes armes que d’autres créateurs de contenus qui ont pu faire des études ou qui ont des familles un peu plus éduquées, avec plus de capital financier », distingue Anne Chirol.
« Les marques ont repris le pouvoir sur les influenceurs »
Pour pallier ces problématiques, certain·es créateur·ices de contenu se tournent vers les journalistes. Hugo Décrypte a, par exemple, recruté une rédaction. « Il a désormais la solidité d’un journaliste, lorsqu’il s’adresse aux politiques », reconnaît Alexis Lévrier. Mais il n’est pas le seul. Léna Situations a recours à des journalistes pigistes.
En ce qui concerne Alizon Defrance, l’influenceuse bordelaise, la solution trouvée pendant les législatives a été de créer un groupe Whatsapp regroupant des centaines de créateur·ices d’Internet, qui a servi à « organiser des stories, des contenus. Et surtout, pouvoir relayer les bonnes informations ».
Quoiqu’il en soit, cette politisation observée depuis plusieurs années et encore davantage à cette période, reste un engagement en demi-teinte. Si le grand public et les politiques les enjoignent à exprimer leur opinion, les marques ne sont pas de cet avis. D’autant qu’elles ont repris le pouvoir sur les influenceur·ses. « Avant, les collaborations entre les créateurs de contenu et les marques, c’était le far west. Aujourd’hui, une sorte de levier s’est fait dans l’autre sens. Les créateurs de contenus sont beaucoup plus nombreux, c’est devenu très concurrentiel. Le marché s’est régulé, analyse Anne Chirol. Ce n’est pas très glamour, en tant que marque, d’être associé à quelqu’un qui s’associe aux idéologies du Rassemblement national, par exemple. » Il y a une injonction des sponsors à ne pas s’exprimer politiquement, et en même temps, à s’engager dans ce qui est en vogue et qui n’est pas très controversé.
Les plus gros influenceur·ses, comme Squeezie ou Léna Situation, ont moins de soucis à se faire concernant leurs partenariats, car les marques ne peuvent pas s’en séparer. Pourtant, les tournures de phrase utilisées pendant les législatives sont restées consensuelles. Constance Vilanova remarque que « bon nombre d’entre eux ont surtout appelé à faire barrage à l’extrême droite, mais sans nommer le Nouveau Front populaire ou un parti pour lequel il faudrait voter. » Leur engagement a d’ailleurs été fugace, puisqu’il n’y a pas eu beaucoup de prises de position, depuis la fin des élections. « Je pense sincèrement que ces créateurs de contenu privilégieront toujours leurs placements de produit, aux dépens de leur engagement », conclut-elle.
Sahra Kadi-Pasquer