L’antisémitisme aurait-il changé de camp ? Depuis les attaques du 7 octobre, les accusations à l’égard de la France Insoumise fusent, alimentées par les dérapages de Jean-Luc Mélenchon. Mais derrière ces allégations ultra-médiatisées apparaît le jeu de la disqualification politique.
« Les masques tombent », assène Emmanuel Macron, le 13 juin 2024, alors que la vie politique française est en ébullition. L’Assemblée a été dissoute, les élections législatives approchent, et le Nouveau Front populaire (NFP), alliance des gauches que beaucoup pensaient irréconciliables, vient de naître. Pour le président, la « gauche républicaine », s’est alliée « avec l’extrême gauche qui, pendant la campagne, s’est rendue coupable d’antisémitisme. »
Emmanuel Macron n’est pas le seul à pointer du doigt La France Insoumise (LFI). Le même jour, Étienne Gernelle, directeur du Point, lance sur RTL : « Jean-Luc Mélenchon, sur l’antisémitisme, c’est l’équivalent de Jean-Marie Le Pen. » Le 22 juin, Le Figaro accorde une tribune à Marine le Pen : « Combien de temps allons-nous tolérer les abjections de l’extrême gauche sur l’antisémitisme ? ». Politiques et journalistes reprochent un soutien au Hamas : « Monsieur Mélenchon est devenu le porte-parole du Hamas à Paris », écrit Gilles William Goldnadel au Figaro. « LFI au soutien du Hamas, la mort de la Nupes », titre l’éditorialiste Nicolas Domenach, pour Challenges.
Attaques du 7 octobre : un conflit de qualifications
À l’origine de ces débats, la première réaction officielle de LFI aux attaques du 7 octobre, où le parti évoque des « offensives armées », et non des « attaques terroristes ». Un an plus tard, il reconnaît une « erreur d’analyse » et revient sur ces termes. Mathieu Dejean, journaliste pour Mediapart, s’est penché sur cette polémique. Pour lui, « dans un moment politique de sidération, LFI a tergiversé sur l’utilisation d’un terme de droit international, pour ne pas rentrer dans le jeu de Netanyahou, qui aurait voulu faire passer sa riposte pour de la légitime défense ». Les accusations de complaisance avec le Hamas et d’antisémitisme ont fusé.
Elles se sont principalement reposées sur des propos tenus par Jean-Luc Mélenchon. Pour Nonna Mayer, chercheuse en science politique et spécialiste des questions d’antisémitisme, « Mélenchon multiplie depuis longtemps les phrases ambiguës, à la limite de l’antisémitisme ». Il lui est notamment reproché d’avoir essentialisé le député socialiste Jérôme Guedj en le qualifiant de « juif de gauche », et d’avoir évoqué un « antisémitisme résiduel » en juin 2024, alors que les actes discriminatoires étaient et sont toujours en nette hausse. Le parti est ensuite revenu sur ses propos. Jean-Luc Mélenchon et LFI ont aussi refusé de participer à la marche contre l’antisémitisme du 12 novembre 2023, contestant la participation du Rassemblement National (RN) et que les autres formes de racisme ne soient pas adressées. En un tweet, le meneur du parti va jusqu’à dénoncer le rendez-vous des « amis du soutien inconditionnel au massacre », jetant un peu plus d’huile sur le feu.
Les reproches ne datent pas d’hier. En 2021, fait rare, Jean-Luc Mélenchon a concédé s’être « mal exprimé » après avoir indiqué qu’Eric Zemmour reproduisait des « traditions qui sont beaucoup liées au judaïsme. »
D’autres accusations reposent elles-mêmes sur des stéréotypes. Il est notamment reproché à Jean-Luc Mélenchon d’avoir dit : « l’ennemi n’est pas le musulman, c’est le financier », et d’avoir accusé Pierre Moscovici de penser « dans la langue de la finance internationale », renvoyant ainsi au cliché liant les personnes juives à l’argent. Dans ces deux cas, le parti plaide ne pas avoir pensé à cette association.
Pour Abel Mestre, journaliste au Monde, une partie des attaques est extrapolée, mais ne dédouane pas Jean-Luc Mélenchon de sa responsabilité, surtout lorsque ses mots mettent en cause l’entièreté de son parti : « Quand on a des propos qui peuvent être ressentis de manière fausse et erronée, c’est qu’on s’est mal exprimé. Il faut se corriger, et Jean-Luc Mélenchon ne l’a pas fait. »
Les divisions des juif·ves de gauche
La question de l’antisémitisme au sein de LFI provoque de vifs débats parmi les juif·ves de gauche : des différents cristallisés dans la question de la participation à la marche contre l’antisémitisme. Dans un article de Mediapart, des membres du collectif « juif décolonial » et « antisioniste » Tsedek, créé en juin 2023, relatent « des échanges très agressifs » avec le reste de la frange gauchiste juive, notamment après leur décision de s’aligner sur LFI, en ne participant pas à l’évènement. Le collectif Golem, créé à l’occasion de ce rassemblement, qui se présente comme « mouvement de juif·ves de gauche contre l’antisémitisme, d’où qu’il vienne », a d’ailleurs refusé de participer à l’article de Mediapart, qualifiant Tsedek « d’idiots utiles de l’antisémitisme. »
Ce collectif se montre beaucoup moins conciliant envers LFI. Les membres ont collé des messages de protestation près du siège de LFI, après que David Guiraud, député du parti, a tweeté une image des « dragons célestes », personnages de la bande dessinée japonaise One Piece, et utilisés comme représentation des juif·ves dans certains milieux antisémites. Le député a depuis renié toute association d’idées. Golem fait partie des groupes considérant « qu’il y a un antisémitisme de gauche, qui puise ses racines dans la tradition de critique du capitalisme, avec cette idée que le juif représente le capital », explique Sarah Benichou, co-autrice de l’article.
Ces dissensions amènent Sarah Benichou à plaider pour un meilleur traitement médiatique des juif·ves en France, qui, pour elle, sont homogénéisé·es à tort : « Il y a une facilité médiatique et politique à résumer le point de vue juif à une seule partie, alors que comme tous les groupes minorisés, les juifs sont traversés par des expériences sociales très diverses et ne constituent pas un groupe homogène politiquement ». Elle cite le Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif) et le rabbinat, dont la parole est régulièrement transmise par les médias comme représentative de la « communauté juive », et qui se montrent particulièrement critiques des prises de position insoumises. Or, un article publié par Orient XXI révèle que les membres d’associations ou d’institutions représentées au sein du Crif ne correspondent qu’à un tiers des juif·ves en France.
Seul point d’accord : « On utilise le groupe des juifs pour leur faire porter des choses sans les questionner sur ce qui compte vraiment pour eux ». La polémique autour du viol d’une enfant juive de 12 ans à Courbevoie en est l’exemple. Sarah Benichou dénonce l’instrumentalisation par la droite et le centre de cette affaire survenue au moment des élections législatives, pour attaquer la gauche. Alors ministre de la justice, Éric Dupond-Moretti avait notamment lancé : « Après les mots incendiaires, il y a des incendies ! ». Pour la journaliste, il s’agit bien là d’un enjeu idéologique, et non pas électoral. Le « vote juif » est un mythe, rappelle-t-elle, « et même s’il y en avait un, 600 000 voix, ça n’est rien. »
La frénésie des réseaux sociaux
Les propos de Jean-Luc Mélenchon ont été le moteur de l’emballement politique et médiatique observé depuis le 7 octobre 2023. Chaque intervention, post ou communiqué des membres de LFI est passé au scalpel et a fait l’objet « d’interprétations, dont certaines frôlent parfois l’extrapolation », analyse Mathieu Dejean. C’est le cas du tweet de Jean-Luc Mélenchon accusant Yaël Braun-Pivet de « camper à Tel-Aviv », qui a lancé un large débat sémantique dans les médias et suscité de vives réactions politiques, comme celle de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra) dénonçant un « antisémitisme électoral » et reprise par Le Figaro. L’analyse d’Atlantico « À LFI, ils ne sont pas antisémites mais tellement, tellement antisionistes qu’on s’y perd… » est révélatrice de cette confusion. Jean-Luc Mélenchon a réagit depuis avec un nouveau tweet, réfutant tout antisémitisme dans ses propos.
Affaire du CrayonSur les réseaux sociaux, la controverse a aussi été attisée par les commentaires virulents postés en masse sous les publications de LFI. Mais il suffit de quelques clics pour trouver parmi ces réactions ce qui s’apparente à des bots : des comptes ouverts très récemment, avec très peu voire pas d’abonné·es, qui ne postent pas mais commentent sans cesse les posts des Insoumis·es en les taxant d’antisémitisme. Et cette effervescence a eu ses effets : sur Google, la fréquence des requêtes « LFI antisémitisme » a bondi de 20 % entre octobre et novembre 2023, après l’attaque du Hamas, et de 100 % en juin 2024, pendant la campagne législative. Les articles de presse abordant cette polémique faisaient ainsi bien plus de bruit sur les réseaux sociaux. Illustration sur le site du Monde, avec les articles catégorisés « élections législatives » : la tribune publiée le 20 juin 2024 « Arié Alimi et Vincent Lemire : “L’antisémitisme de gauche connaît une résurgence incontestable et il est instrumentalisé pour décrédibiliser le Nouveau Front populaire” », atteint les 1 361 interactions, alors que les autres articles de cette catégorie publiés dans la semaine en comptabilisent en moyenne 236.
Pendant les campagnes des européennes et des législatives, les accusations d’antisémitisme ont pratiquement monopolisé le débat, au détriment des programmes. Sur les plateaux, surtout ceux des chaînes d’info en continu, les membres de LFI puis du NFP ont été constamment amené·es à répondre à la polémique ou à se positionner face aux outrances de Jean-Luc Mélenchon. C’est le cas de Mathilde Panot et Olivier Faure sur France Info, Clémence Guetté sur BFMTV ou encore Manuel Bompard sur CNews.
Une nécessaire clarification des termes
La posture des médias, au cœur des stratégies de communication politique, est d’autant plus déterminante. Abel Mestre appelle à « s’extraire de la course médiatique, qui tue tout intérêt pour le journalisme politique. Il faut toujours faire attention aux procès d’intention sur les réseaux sociaux. Prendre le temps de réfléchir et déterminer ce qui relève de la maladresse langagière. »
Mais ce recul sur les discours s’avère complexe, notamment parce que la définition des termes n’est pas claire pour une grande partie des Français·es. C’est ce que constate l’édition 2023 du rapport thématique de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH) : à la question « Qu’est-ce que le sionisme évoque pour vous ? », plus d’un quart des interrogé·es ont répondu « ne pas savoir. »
Pour Nonna Mayer, « il y a une différence entre antisionisme et antisémitisme, mais les deux se recoupent partiellement ». L’antisémitisme regroupe les préjugés envers les juif·ves, comme l’idée qu’ils et elles seraient un peuple de « traitres » ou qu’ils et elles règneraient en maîtres·ses sur les médias. L’antisionisme, lui, représente d’abord l’opposition à la création de l’État d’Israël en 1948 et, par extension, la critique de la politique d’Israël, jusqu’au refus de son existence. Mais les deux ne vont pas toujours de pair : dans les enquêtes de la CNCDH, certain·es répondant·es se montrent à la fois hostiles aux personnes juives et à Israël, tandis que d’autres critiquent Israël sans pour autant adhérer aux stéréotypes antisémites. Le collectif Tsedek, marque cette distinction.
Cela se conjugue avec des confusions fréquentes entre les prises de position pro-palestiniennes et l’antisémitisme. Quand Jean-Luc Mélenchon a appelé les étudiant·es à sortir des drapeaux palestiniens, le 8 octobre, la journaliste Anne Sinclair est allée jusqu’à interpréter un « appel à célébrer la résistance du Hamas » sur France Inter. Un raccourci très présent dans le champ politique : « L’extrême droite et le camp Macron ont développé une mise en cause de la gauche qui mélange critique de la politique israélienne et expression d’idées racistes », remarque Dominique Vidal, historien et journaliste au Monde Diplomatique. Une analyse partagée par Mathieu Dejean, qui observe « une criminalisation importante du soutien aux Palestiniens, menée par un camp réactionnaire avec de nombreux relais médiatiques ». De ce point de vue, Valeurs Actuelles, Le Point ou CNews ont ainsi été des catalyseurs non négligeables de la diabolisation de LFI.
Ces médias ont un autre point commun : comme le Figaro, le JDD et L’Express et même Emmanuel Macron, ils désignent LFI d’ »extrême gauche », alors que le terme a été écarté par le Conseil d’État. Pour le linguiste Patrick Charaudeau, cette dénomination relève du jeu de discours politique : « Ceux qui veulent dire que les extrêmes se touchent, mettent LFI en face du RN en utilisant le terme extrême. » Le Point, Le Figaro, Valeurs Actuelles et l’Élysée n’ont pas répondu à nos sollicitations.
LFI, plus dangereuse que l’extrême droite ?
La mise en cause de LFI a d’abord largement fait le jeu de la dédiabolisation entamée par Marine Le Pen dès son entrée à la présidence du RN, en 2011. Une grande partie des accusations d’antisémitisme ont été relayées, dans les médias, par les leader·ses de l’extrême droite. « La situation actuelle, avec un Jean-Luc Mélenchon qui sort des petites phrases limite et qui ne défile pas le 12 novembre 2023, c’est parfait pour Marine Le Pen, note Nonna Mayer. Ça lui permet de prendre le rôle des bons, de ceux qui défendent les juifs et Israël. » Le 6 mai 2024, Marine Le Pen s’est ainsi targuée, en direct du plateau de BFMTV et sans contradiction d’Apolline de Malherbe, de représenter « le meilleur bouclier pour les Français de confession juive en France ». L’occasion pour elle d’insister sur la rupture idéologique avec son père, condamné à plusieurs reprises dès 1986 pour avoir ciblé verbalement des journalistes d’ascendance juive ou encore qualifié la Shoah de « détail de l’histoire.«
« Il y a eu une sorte d’amnistie idéologique dans l’appareil politique français, qui fait que bien que le père ait été un antisémite notoire, la fille peut dire qu’elle n’a rien à voir avec l’antisémitisme », dénonce Dominique Vidal. Pour lui, plusieurs personnalités de confession juive ont contribué à normaliser le RN. Il cite par exemple l’avocat et historien Serge Klarsfeld, figure de la reconnaissance de la Shoah. Le 15 juin 2024, en pleine campagne législative, il a déclaré sur le plateau de LCI qu’en cas de duel entre LFI et RN, il voterait « sans hésitation » pour le second : « Il est tout à fait normal (…) qu’entre un parti antisémite et un parti pro-juifs, je vote pour un parti pro-juifs », avait-il défendu.
Le RN reste pourtant le parti où les idées antisémites sont les plus répandues, comme le montre la dernière enquête de la CNCDH : en 2023, elles concernaient 54 % de leurs partisan·es. C’est sans parler du fait que les meetings du parti rassemblent régulièrement des militant·es affichant des signes néo-nazis et néo-fascistes. En juin 2024, un ancien candidat du Front National aux élections législatives a même effectué un salut nazi lors d’une conférence organisée par la Ligue des droits de l’Homme. Dans ce cadre, « le rapprochement avec la communauté juive contribue à semer la confusion sur qui est antisémite et qui ne l’est pas, regrette Dominique Vidal. Cela rend le Lepénisme beaucoup plus digeste qu’il ne l’était il y a vingt ou trente ans. » Un retournement qui se retrouve dans les enquêtes d’opinion : en juillet 2024, 72 % des Français·es considéraient LFI comme un parti attisant la violence et 69 % comme une menace à la démocratie. Pour le RN, ces chiffres s’élevaient respectivement à 54 % et 53 %.
« L’arc républicain » et la menace de l’exclusion
Le camp présidentiel a aussi largement profité de cet effet de diabolisation. « Dans un contexte où trois blocs s’affrontent, chacun essaie d’excommunier l’autre, rappelle Nonna Mayer. Ces accusations sont des instruments de guerre politique et de délégitimation croisée. » Le brouillage du vocabulaire, consistant à renvoyer dos à dos « les extrêmes » pour les exclure de « l’arc républicain », permet au camp macroniste de se placer comme la seule alternative viable. Cette stratégie d’exclusion de LFI hors du cercle politique « légitime » a pourtant permis au RN de s’y glisser discrètement. En témoigne l’alliance nouée entre une partie des Républicains, dirigée par Éric Ciotti, et le parti de Jordan Bardella dans « l’Union des droites », en vue des législatives.
Mais ce jeu d’opportunités présente de nombreux dangers. « Quand on accuse la gauche d’être antisémite parce qu’elle critique la politique d’Israël, on répand une confusion qui banalise l’antisémitisme », craint Dominique Vidal. L’heure est pourtant loin d’être à la banalisation, alors même que la recrudescence des actes antisémites a plongé les personnes juives dans un sentiment d’insécurité. « Depuis les attaques du 7 octobre, certains ont l’impression d’avoir une cible dans le dos », appuie Nonna Mayer. Un contexte qui invite les médias à la prudence.
Justine Manaud, Camille Ribot, Athéna Salhi