INTERVIEW. « Le gouvernement actuel ne parle pas à la presse étrangère » : le quotidien d’un correspondant au Maroc

Alexandre Aublanc (Le Monde) tire la sonnette d’alarme : au Maroc, les journalistes sont de plus en plus limités dans l’exercice de leur profession.

Les journalistes marocains disposent-ils encore de marges de manœuvre pour couvrir les manifestations ou les critiques envers le pouvoir ?

Alexandre Aublanc : « Oui, la presse marocaine se fait largement l’écho des violences, qu’elles soient celles de manifestant·es ou de forces de l’ordre. Il suffit de lire les articles et même de voir les unes des journaux pour s’en rendre compte. D’une manière générale, les journalistes marocain·es « font le job » dès qu’il s’agit de mouvements sociaux. Un point tout de même : une partie de la presse est très virulente à l’encontre du gouvernement, et notamment de son chef, Aziz Akhannouch, qui se voit reprocher son inaction. Ces critiques ne sont pas qu’un effet de la grogne actuelle, elles traduisent aussi, à travers des journaux appartenant à tel ou tel acteur du pouvoir, une lutte d’influences au sommet de l’État, notamment entre l’oligarchie, incarnée par le premier ministre, qui est aussi un homme d’affaires, l’un des plus riches du pays, et la sphère dite des « sécuritaires », qui craint qu’une contagion de la colère ne se transforme en une véritable lame de fond, qui pourrait emporter le pays dans une instabilité chronique, si ce n’est plus. »

Qu’en est-il de la presse étrangère : les correspondant·es sont-ils surveillé·es, limité·es, voire expulsé·es ?

A.A. : « Surveillé·es, sans nul doute, je le suis moi-même en permanence. Mais Le Monde a un statut un peu à part au Maroc, où il représente, du point de vue des élites, la référence, tout en étant qualifié d’anti-marocain, en tout cas d’anti-monarchie… Ce qui se raconte dans le journal à propos du royaume est scruté avec attention, et on me le fait savoir régulièrement. On peut aussi dire que notre travail est limité, car de nombreux interlocuteur·ices sont tenu·es au silence ou choisissent de ne pas s’exprimer face à la presse étrangère. Un exemple : je parle régulièrement avec des politiques, que ce soit des chef·fes de parti, des parlementaires, ou autres. Très souvent, mon interlocuteur·ice requiert le off. Pourtant, il ou elle n’hésitera pas à répéter ce qu’il ou elle m’a dit à un journal marocain, cette fois à visage découvert.

Un ancien ministre m’a expliqué un jour pourquoi : « Au Maroc, on lave son linge sale en famille. » Autrement dit, émettre des critiques dans un média étranger, a fortiori quand il s’agit du Monde, peut être vu comme une forme de « trahison ». À ma connaissance, sauf erreur, aucun·e correspondant·e n’a été expulsé·e du Maroc ces dernières années, seul·es des envoyé·s spéciaux·ales ont été renvoyé·es. Tout dépend du contexte, la police en a expulsé quelques-un·es, de France Inter, notamment, lors des manifestations dans le Rif (un mouvement de contestation sociale dans le Nord du pays en 2016-2017, qui avait été réprimé dans le sang par les autorités marocaines, NDLR). »

Manifestations au Maroc en début d’après-midi à Casablanca (Octobre 2025) /PHOTO : S. Ghedir

Quelles sont les principales difficultés que vous rencontrez en tant que correspondant étranger au Maroc ?

A.A. : « Aucune difficulté majeure, je n’ai jamais stoppé un sujet parce que je ne pouvais pas le faire. Mais il est vrai que le gouvernement actuel ne parle pas à la presse étrangère et que les ministères qui dépendent directement du Palais, à savoir les affaires étrangères, la défense et l’intérieur, sont le plus souvent muets. C’est embêtant, mais je fais avec. Par exemple, dans le cas du Sahara occidental, la diplomatie ne me dit jamais rien officiellement, mais j’ai quand même quelques tuyaux en interne. C’est une partie de mon job : parvenir à créer une relation de confiance avec des sources qui m’alimentent quand elles le souhaitent, toujours dans leur intérêt, mais c’est à moi d’en être conscient et de faire le tri. »

Savez-vous si vos publications sur les manifestations sont lues sur place et si elles sont accessibles pour les Marocains ?

A.A. : « Oui, elles sont lues et les Marocain·es y ont accès, qu’ils vivent au Maroc ou ailleurs. L’ère du journal papier, que les autorités pouvaient interdire et cacher à la vue de tous·tes, est révolue, et c’est tant mieux. »

Propos recueillis par Aymeric Peze et Adel Dellal

Retour en haut