Procédures-bâillons, les petits médias d’investigation à bout de souffle

Si l’information est une arme, le droit l’est tout autant. Des groupes et des élu·es le manient pour tenter de museler, en saignant économiquement, des titres de presse dont les révélations dérangent leurs petites affaires. Coup de projecteur sur la bataille judiciaire menée par Mediacités, média d’investigation locale.

Comparaître devant un tribunal est devenu une habitude pour Mediacités. Sur les six dernières années, ses journalistes ont dû se justifier 21 fois à la barre. Dernière actualité en date : le procès en appel pour diffamation, vendredi 11 octobre 2024, intenté par Hervé Legros, PDG du groupe lyonnais de BTP Alila. L’homme d’affaires reproche au titre la publication d’une brève, reprenant les révélations de L’Informé sur le redressement fiscal du groupe. Il réclame 15 000 € de dommages et intérêts à chacun des deux médias. Hervé Legros n’en est pas à son coup d’essai, il compte à son actif deux autres procès contre Mediacités pour des articles mettant au jour des impayés du promoteur et un management autoritaire. Contacté·es à plusieurs reprises, les avocat·es d’Hervé Legros n’ont pas encore répondu à nos sollicitations.

Un matraquage judiciaire que le titre n’est pas le seul à connaître. « Les procès pour intimider les médias sont de plus en plus nombreux, met en perspective Nicolas Kaciaf, chercheur en sciences politiques à Sciences Po Lille. L’empire Bolloré a été l’un des premiers. Mais depuis, d’autres groupes, plus petits, ou encore des fonctionnaires publiques, ont pris le relais. » Que ce soit Mediapart ou Mediacités, tous connaissent cette épée de Damoclès. Pourtant ils ne sont pas égaux dans leur capacité à répondre à ces convocations judiciaires. La fragilité économique de petits médias d’investigation locale est ainsi exploitée pour tenter de leur porter le coup de grâce. 

Alila, le « cas d’école » des procédures-bâillons

Pour Vincent Fillola, l’avocat de Mediacités, les procès intentés par Hervé Legros sont des cas d’école des procédures-bâillons. Leur multiplication, la disproportion des moyens employés et les sommes astronomiques requises en procès sont les indices d’une volonté de museler. « Certains groupes comme l’empire Bolloré sont connus pour appuyer sur la gâchette à la simple évocation de leur nom, parfois même sur des détails minimes, pour le simple plaisir de poursuivre. » Des plaignant·es, qui bien souvent font appel des délibérés de première instance, rallongeant encore la durée et le coût des procédures. Hervé Legros, lui, l’a rendu automatique dans les procès engagés contre Mediacités.

Longtemps, le média d’enquête locale a été le seul appelé à la barre par Alila. « Bizarrement, d’autres médias qui ont évoqué l’affaire n’ont pas été attaqués comme Le Progrès ni l’hebdomadaire Le Moniteur« , s’interroge Jacques Trentesaux, ancien président et cofondateur de Mediacités. À la mise en examen de L’Informé, média d’investigation indépendant, pour lui, la démarche devient claire : « On s’attaque aux journaux les plus incisifs, ceux qui sortent le plus d’infos. On ne cible pas les plus gros, mais les plus fragiles, les plus vulnérables. »

Des procédures qui laissent les médias exsangues

Depuis sa création, Mediacités a dépensé plus de 50 000 € de frais de justice, tous procès confondus. « On fait notre travail. On le fait bien et au lieu de pouvoir se financer avec, il nous coûte cher, très cher », se désole Jacques Trentesaux. Une somme loin d’être anecdotique pour un titre au chiffre d’affaires de 433 465 € pour l’année 2023. « Cette pression financière vient appuyer sur des modèles économiques déjà fragiles d’un secteur de la presse en crise, abonde Vincent Fillola. Il y a un risque à terme de perte d’indépendance des médias. De nombreux titres risquent de devoir se tourner vers des grands groupes pour survivre financièrement. » Même si le lectorat se mobilise par des campagnes de dons et que des aides ponctuelles arrivent de l’Union européenne (2500 €) ou des ONG de défense des médias (5 000 € de Media Defense), celles-ci ne suffisent pas à couvrir l’ensemble des frais judiciaires.

De gauche à droite : Jacques Trenteseaux cofondateur de Mediacités, les journalistes Hugo Coignard et Mathieu Périsse auteurs des enquêtes aux côtés de leur avocat Vincent Fillola. A droite, Hervé Legros, PDG du groupe de BTP Alila.

Cette guerre économique a également un effet uniformisant du paysage médiatique. « La multiplication des procédures-bâillons rend encore plus coûteux de faire de l’investigation et décourage les médias qui se créent d’en faire », analyse l’enseignant chercheur Nicolas Kaciaf. Jusqu’à réduire, peut-être pour de bon, l’offre médiatique, avec le risque de disparition de certains titres. Pour garantir leur indépendance et leur survie, les campagnes de dons à l’appel de ces médias se multiplient. Rue89, sous le coup de plusieurs procédures en 2011, Bastamag en 2015 après son procès contre l’empire Bolloré ou encore Streetpress, en 2023 après sept procédures intentées contre le média en trois ans. Mediacités a enregistré une perte de 33 000 € l’année dernière, soit 7,5 % de son chiffre d’affaires. La campagne de dons lancée cette année a déjà permis de récolter 57 000 € sur les 100 000 nécessaires pour continuer d’enquêter. « Même quand on gagne la bataille judiciaire, on perd la guerre économique », résume Jacques Trentesaux.

Une justice épuisante

Le droit est à la fois champ de bataille et arme dans cette guerre de l’information. Son protagoniste historique : la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, qui est restée peu ou prou la même depuis sa rédaction. « C’est une loi d’équilibre, retrace Selim Vallies, spécialisé dans le droit de la presse du côté des plaignants. Le texte reconnaît à la fois la liberté d’expression, mais pose dans le même temps ses limites, en définissant ses utilisations délictueuses : la diffamation ou l’injure. » La justice garantit d’une part au justiciable la possibilité de saisir la justice pour faire reconnaître ses droits, et de l’autre, des journalistes à exercer leur profession.

Lors d’une attaque en diffamation, il existe deux défenses possibles : plaider l’excuse de vérité, c’est-à-dire la véracité du propos, ou la bonne foi. Mais la première contrevient souvent, dans la pratique, au respect du secret des sources. Doivent être invité·es à la barre tous·tes les individu·es et sont dévoilés tous les documents ayant pris part à l’enquête. « Dans la majeure partie des procès, nos journalistes plaident donc la bonne foi, appuie Vincent Fillola. Est alors à notre charge de démontrer la légitimité du but poursuivi, l’absence d’animosité personnelle, le sérieux dans l’enquête et la mesure dans l’expression. » Les faits ne suffisent plus, le ou la journaliste doit se justifier pour pouvoir exercer son métier.

Une situation que l’accusation exploite, en s’engouffrant dans toutes les brèches juridiques. Blandine Flipo, journaliste pour Mediacités depuis sa création, a été poursuivie en diffamation par le maire de Vienne pour une tournure de phrase : « On peut se poser la question du conflit d’intérêt. » Le procès en serait presque comique tant la mesure est marquée dans le propos. Mais il est avant tout psychologiquement très dur. « À la barre, on m’a accusé d’être une mauvaise journaliste, qui ne fait pas bien son travail, confie Blandine Flipo. Se faire attaquer sur sa déontologie ne laisse pas indemne et a suscité chez moi une remise en question professionnelle. » Pour Jacques Trentesaux, cette pression fait partie des raisons qui l’ont poussé à passer le flambeau au début du mois d’octobre. En tant que directeur de la publication, qui en fait le responsable juridique, il avait pour habitude de courir les tribunaux, ce qui a engendré un énorme coût au moral. Il a décidé « de partir avant d’être complètement carbonisé » et de revenir à ses premières amours, le métier de journaliste de terrain.

Nouveaux fronts

Les armes juridiques utilisées pour museler les journalistes se sont diversifiées depuis une dizaine d’années. « Depuis les débuts des années 2010, on observe un contournement du droit de la presse, assez protecteur, détaille Nicolas Kaciaf. Les groupes qui attaquent les médias utilisent le code du commerce ou le code civil, qui ne sont pas censés pouvoir être opposés à la pratique journalistique. » Les fronts deviennent plus nombreux pour les médias : ils peuvent être saisis en justice pour dénigrement, la protection du secret des affaires, atteinte à la présomption d’innocence ou encore à la vie privée.

Et pourtant, d’après Jacques Trentesaux, Mediacités n’a jamais cédé aux pressions et a continué d’enquêter malgré les déboires judiciaires. Toutefois, l’impact sur la façon de travailler se fait ressentir en rédaction. « Chaque mot est pesé, on répète de nombreuses fois que la personne est présumée innocente et on fait systématiquement relire nos écrits sensibles par notre avocat », détaille l’ancien président du média. Le journal va même jusqu’à révéler des informations que d’autres médias n’osent pas faire par peur des représailles. Mediacités publie en 2021 les révélations du journaliste Etienne Merle sur les pratiques frauduleuses de Patrick Ollier, maire de Rueil-Malmaison (92). Actu.fr, support des premières informations le concernant, avait décidé de ne pas en publier davantage après un procès en diffamation.

Faire reconnaître la procédure-bâillon ?

La procédure-bâillon n’ayant pas d’existence légale dans le système juridique français, la seule arme à disposition des médias est de caractériser la procédure « en abus ». Outre la dimension symbolique, la reconnaissance en abus permet un remboursement des frais de procédure, qui est loin d’être automatique. Ainsi, en 2023, le tribunal judiciaire de Lyon condamne, en première instance, le groupe du PDG Hervé Legros pour procédure abusive, à 5 000 € de dommages et intérêts et 5 000 € de remboursement de frais de justice. Une décision dont le groupe a fait appel et qui a été annulée le 12 avril 2024. Retour à la case départ donc pour Medicacités.

Mais surtout, la caractérisation en abus n’est possible qu’après le procès, par le biais d’une seconde procédure. À nouveau du temps et de l’argent. « Cette qualification a posteriori en abus oblige les médias à subir, dénonce Vincent Fillola. Dans le système anglo-saxon, les médias sont bien mieux protégés, car un juge vérifie au moment du dépôt de plainte de la part de l’accusation si celle-ci est justifiée ou non. » Une économie de temps et de moyen. Une directive européenne a été votée en ce sens mais ne devrait rentrer en vigueur qu’à partir de 2026, sauf obstacles sur son parcours législatif. L’avocat Selim Vallies y voit lui un déséquilibre en défaveur des citoyen·nes : « elle créerait une surprotection du journaliste, qui pourrait dissuader la revendication de l’exercice de ses droits ». La loi n’en a donc pas fini d’être le terrain de combat privilégié entre pourfendeur·ses et défenseur·ses du droit à informer.

Clémence Bailliard, Julie Conrad, Orianne Gendreau et Manon Kraemer

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