Faits divers : quand l’extrême droite contamine (vraiment) les plateaux

Depuis la transformation d’I-Télé en CNews en 2017, le milliardaire breton Vincent Bolloré tisse sa toile aux quatre coins de la presse française. Outrances, polémiques et fausses informations, tous les coups sont permis au service de son projet politique : une France nationaliste et réactionnaire. Dans cette guerre de l’info, les faits divers sont une arme des plus redoutables.

Les morts de Thomas à Crépol en 2023, et de Philippine au bois de Boulogne en 2024 ont ému la France. Ces deux faits divers accaparent l’antenne de CNews et Europe 1, les fleurons médiatiques de Vincent Bolloré, en édition spéciale quasi-continue pendant une semaine. Selon un décompte fait par Arrêt sur Images, CNews et Europe 1 ont, avec BFM TV et le Figaro, consacré à eux quatre plus de 400 sujets au drame de Crépol (Drôme). Des débats qui inondent le paysage audiovisuel des éléments de langage de l’extrême droite, avec qui le milliardaire breton partage son projet politique. « L’extrême droite a toujours mobilisé les agressions les plus sordides pour imposer ses thèmes, selon Samuel Bouron, enseignant chercheur en sociologie. L’enjeu est de politiser le fait divers, pour mettre en avant des problèmes de sécurité ou d’immigration ».

En novembre 2023, Thomas, 16 ans, est tué d’un coup de couteau dans un bal à Crépol. La mort d’un adolescent après une rixe l’opposant à des jeunes venus d’une cité voisine est une aubaine pour CNews, qui peut dérouler son récit sur la guerre de civilisation. Le lendemain dans L’Heure des Pros, Pascal Praud impose son cadrage. « Ne vous y trompez pas, ce n’est que le début. On ne veut pas voir l’ensauvagement. » Il s’indigne : « personne n’en parle. » Des propos suivis d’effets. Dans les jours qui suivent, le fait divers devient fait de société. Et la grille de lecture de CNews est reprise sur les autres chaînes de télévision. Trois jours plus tard sur BFM TV, le présentateur Maxime Switek interroge ses invité·es sur la menace « d’une guerre civile. » L’ancien ministre Henri Guaino ne l’écarte pas, « ni la guerre de religion, ni la guerre tout court. » La chaîne y consacre même une émission spéciale de près de trois heures en prime time. Déjà, elle reprend les termes de sa voisine de la TNT et invite Jordan Bardella pour un débat sur « l’ensauvagement ».

Une instrumentalisation qui donne de l’écho

Mais c’est bien le meurtre de Philippine à l’automne 2024 qui marque un tournant, car ce cadrage se reproduit ailleurs que sur CNews et BFM TV.  « Ce traitement des faits divers se diffusent bien au-delà de la galaxie de l’extrême droite, et des chaînes d’information en continu. On le retrouve dans des médias grand public, dans les journaux télévisés, et dans la presse quotidienne régionale », rappelle Samuel Bouron, pour qui la ligne de CNews a contaminé l’ensemble de la presse. Pêle-mêle, les journalistes s’interrogent sur le laxisme de la justice, les Obligation de quitter le territoire français (OQTF) et le droit des étranger·es.

Trois jours après la mort de l’étudiante, le journaliste Stéphane Sellami détaille le profil du suspect sur BFM TV. « Un homme de nationalité marocaine, qui fait l’objet d’une OQTF. » Le présentateur Éric Brunet résume : « Ce fait divers tragique est devenu un fait politique. » La machine est lancée. On ne parle plus de Philippine. « On ne traite plus journalistiquement un fait divers. Cela devient directement une matière politique », se désole Claire Sécail, historienne des médias.

Une aubaine pour le RN

Et pour commenter ces tragédies, les cadres du Rassemblement national colonisent les plateaux. Interviewé depuis sa voiture, l’ancien commissaire de police Matthieu Valet a son rond de serviette sur Europe 1, CNews et BFM TV : il est le spécialiste des questions de sécurité du parti lepéniste. Juste après la révélation du profil de l’agresseur, Éric Brunet lui passe les plats en l’accueillant. « Ces informations vont donner une couleur politique à cette affaire », en salive déjà l’animateur. L’eurodéputé n’a qu’à dérouler ses éléments de langage. Il matraque : justice laxiste, immigration illégale, OQTF. « Il y a toujours une excuse pour libérer les voyous », « encore un clandestin », « il faut une justice intraitable. »

De la matinale de France Inter au Journal de TF1 en passant par RTL ou C à Vous, le débat sur les OQTF sature le paysage audiovisuel. Dans la matinale d’Europe 1, Catherine Nay dresse « Le palmarès » des personnes visées par cette mesure administrative. Sur France 5, l’émission En Société se demande si la justice est trop laxiste ou défaillante, quand la présentatrice de RTL Amandine Bégot présente les propositions du Rassemblement national sur les expulsions comme relevant du « bon sens« . Pour chacune de ces chaînes, le traitement et les angles choisis diffèrent de CNews, apportant plus ou moins de nuance dans les débats. Mais à chaque fois, elles reprennent la grille de lecture définie par les chaînes de Vincent Bolloré.

Une intoxication jusqu’au service public

Avec la puissance médiatique de ces affaires, ces éléments de cadrage se diffusent jusque sur les chaînes du service public, dont les journalistes ne disposent pas d’une charte de faits divers. « Nous cherchons à ne pas nous laisser intoxiquer par les éventuelles récupérations et continuer à dire les choses telles qu’elles sont », se défend Jérôme Cathala, médiateur de France Télévision. Pourtant, le traitement de l’affaire Philippine sur ces antennes a aussi repris les éléments de langage des chaînes du groupe Bolloré. Le 27 septembre, Jordan Bardella est invité en grande pompe au journal de 20 heures. Au programme : un échange de six minutes uniquement centré sur la mort de l’étudiante et les expulsions du territoire. « Une interview calée en amont », se défend la chaîne. Mais une séquence lors de laquelle le président du Rassemblement national a mis ses mots au centre du débat.

Quand un cadrage aussi puissant s’est installé, il est impossible de le contourner. La députée européenne Manon Aubry (LFI) l’apprend à ses dépens sur le plateau de la matinale de LCI le 27 septembre dernier. Alors qu’elle pointe l’absence de rappel de ce qu’est un féminicide (une femme tuée parce qu’elle est une femme), elle est brutalement coupée par le présentateur Jean-Baptiste Boursier. « Je suis désolé madame Aubry, mais la polémique politique ne se situe pas ici sur la question du féminicide », recadre-t-il. La lecture est implacable, non seulement elle s’impose à tout le monde dans les médias, mais il est impossible de l’interroger ou de faire un pas de côté. Vincent Bolloré a réussi son coup, ses chaînes définissent les termes du débat public.

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Un suivisme et des stratégies d’audience

Samuel Bouron nuance cette mainmise : « Je n’irai pas jusqu’à dire que les médias d’extrême droite sont devenus dominants ». Mais par suivisme ou course à l’audience, le cadrage des CNews, Europe 1 et autres a influencé l’ensemble des médias, moins d’une semaine après les décès de Thomas ou Philippine. « Le traitement des faits divers est un exemple parmi tant d’autres de la droitisation du paysage médiatique », poursuit-il, depuis son bureau de l’Université Paris-Dauphine. Il l’explique par des logiques internes à la télévision. « Toutes les chaînes privées ont en commun des logiques pour capter des audiences aussi larges que possible. »

Un traitement qui alimente la thèse de Nils Solari qui observe la droitisation des médias pour Acrimed. « CNews et Europe 1 ne sont que la partie émergée de l’iceberg », conclut-il. Il la constate depuis l’essor de la télévision privée, au milieu des années 1980. L’empire Bolloré l’a renforcée, à coups de milliards et de polémiques.

Pierre Bayet



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