La santé mentale des journalistes d’investigation : le prix de la surveillance 

Inspecter sa chambre d’hôtel à la recherche des micros, faire le tour de la maison pour vérifier que l’on n’est pas suivi … Pour les journalistes qui enquêtent sur des dossiers sensibles, composer avec la surveillance devient un réflexe au centre de leur travail. Non sans un impact profond sur leur santé mentale.

Table, chaise, draps, et même les pieds du lit. Ksenia Bolchakova, journaliste d’investigation et lauréate du Prix Albert Londres en 2022 pour Wagner, l’armée de l’ombre de Poutine, inspecte toujours minutieusement chaque recoin des chambres d’hôtel où elle réside pour ses enquêtes. L’objectif : minimiser le risque de surveillance et protéger ses sources. « Tu vas fouiller pour voir s’il n’y a pas de micros, et le faire de façon sérieuse et systématique, explique-t-elle. Ce sont des règles de travail que tu dois t’appliquer de manière consciencieuse et répétée. »

Vivre avec le choc post-enquête

Pour cause  : les personnes sur lesquelles elle travaille redoublent d’ingéniosité pour traquer les journalistes. En Centrafrique, alors qu’elle enquête sur le groupe paramilitaire russe Wagner, accusé de crimes contre les civil·es, elle découvre, par une source, que « des micros étaient cachés dans les pieds des lits de sa chambre d’hôtel ». Un endroit que personne n’irait naturellement fouiller, remarque-t-elle. Mais la surveillance ne s’arrête pas là. Tout au long de son séjour, les mercenaires ont gardé l’œil sur elle et sur la journaliste qui l’accompagnait.  Lorsqu’elles partent en tournage, des drones survolent leur hôtel, pilotés par  des hommes en camouflage postés devant l’hôtel. Ils sont armés de kalachnikov. C’est leur voisin de chambre qui les alerte. De retour en France après un départ précipité, les menaces continuent et la surveillance se confirme. « Deux jours après être rentrée, j’ai reçu un coup de fil du chef des mercenaires. Il me dit “vous êtes partis, mais pourquoi vous ne nous avez pas prévenu ?”» Ksenia Bolchakova tombe dans un état d’alerte permanent.

« Sur ce que ça te fait post-enquête ? C’est juste que tu deviens complètement parano, détaille-t-elle. Tu as une période assez compliquée de gestion de stress et de paranoïa, qui peut aller jusqu’à l’irrationnel. Quand tu rentres à la maison, tu as l’impression qu’il y a des gens qui te suivent, des gens en bas de chez toi qui te surveillent… » Elle ajoute : « J’ai même eu un moment de folie où, dès que j’entendais une sirène de police ou d’ambulance, je me disais : “Ils viennent me chercher”, alors que personne n’était sur le point de venir me chercher. Mais en plus, dans ce cas, il y avait aussi eu des menaces ouvertes. » 

Sa collègue, elle, souffre de ce qu’elle qualifie de « syndrome de la voyante »  une image utilisée par le psychologue qu’elle consulte à son retour de Centrafrique pour lui expliquer les mécanismes de la surveillance. « Cela signifie que quelqu’un te fait croire qu’il sait tout sur toi, qu’il sait ce que tu vas faire demain, alors qu’il ne s’agit en réalité que d’un levier de manipulation psychologique. »

Comment  gérer une telle pression ? Face à ces situations, certain·es compensent avec l’alcool, confie-t-elle. Jessica Zabollone-Hasquenoph, psychologue, confirme cette tendance chez les journalistes. Dans un entretien accordé à La Revue des médias, elle explique : « L’addiction sert à atténuer des symptômes post-traumatiques. En réalité, ça ne les atténue pas, mais ça les cache, et ça permet de penser à autre chose. » Un constat d’autant plus alarmant qu’il touche une population déjà fragilisée. En 2024, Ipsos et la Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels (CCIJP) révélaient que 87 % des détenteur·ices de la carte de presse estiment que leur métier est source de stress. Près d’un tiers déclarent consommer davantage d’alcool, de stupéfiants ou de médicaments anxiolytiques à cause de leur travail.

La paranoïa : « une obligation professionnelle » 

Les Russes ne sont pas les seul·es à traquer les journalistes. En France aussi, les services de renseignement (DGSI) surveillent celles et ceux qui travaillent sur des sujets sensibles, explique Olivier Tesquet. Le journaliste à la cellule d’enquête de Télérama, spécialiste des questions de surveillance, a ainsi établi un décompte : depuis 2010, 27 journalistes ont été convoqué·es ou placé·es en garde à vue par les renseignements français ou les services de police. Une liste non exhaustive, de journalistes qui lui ont livré, pour certains, leur témoignage d’ « une expérience toujours traumatisante. »

« Des micros étaient cachés dans les pieds des lits de sa chambre d’hôtel. »

Parmi eux, Ariane Lavrilleux, journaliste à Disclose, mise sur écoute et suivie par la DGSI après ses révélations sur la collusion entre les renseignements français et l’Egypte. Le but : identifier ses sources. Un véritable vecteur d’angoisse, si ce n’est le plus important pour celles et ceux qui enquêtent. « Quand on fait de l’investigation, la protection des sources revêt une importance particulière. Là, le souci, c’est que les facteurs de risque sont encore plus nombreux (avec la surveillance, NDLR) et donc on a cette charge mentale qui est peut-être plus lourde et plus difficile à supporter, détaille Olivier Tesquet. En fait, tu te dis : je suis en contact avec une source, peut-être que là, on est en train de géolocaliser ma position. Ça peut avoir un effet paralysant, un effet dissuasif. Ça peut empêcher de dormir… » Une crainte renforcée par le développement des logiciels espions qui obligent les journalistes à être « raisonnablement paranoïaques ».

Jean-Marc Manach, journaliste, le confirme aussi  : « La paranoïa, quand vous travaillez sur des services de renseignement qui potentiellement travaillent sur vous, c’est une obligation professionnelle, une vertu. » Ce spécialiste de l’OSINT et  des questions liées aux services secrets a participé aux révélations de WikiLeaks, l’organisation fondée par Julian Assange en 2006 qui diffuse des documents classifiés tout en gardant les sources anonymes. Lors des révélations, Jean-Marc Manach est potentiellement identifié comme possédant des documents confidentiels. Dans les jours qui suivent, il reconnaît être devenu « parano » : « Je faisais le tour du pâté de maisons tous les soirs pour savoir s’il y avait des “sous-marins” (véhicules conçus pour la surveillance discrète, NDLR). J’étais inquiet. Cette fois, ça a été très chaud. » Mais alors, est-ce le quotidien du·de la journaliste d’investigation d’être ainsi sur le qui-vive ? « Ça dépend des moments et des enquêtes », précise-t-il.

Angle mort

En plus de l’investigation, le·la journaliste doit donc composer avec ses angoisses et la protection des sources. Bien souvent, seul·e. Et Ksenia Bolchakova prévient : « L’amicale des journalistes traumatisés, ça n’existe pas ! Mais surtout, dans ces moments-là, les amis et la famille n’ont pas forcément l’oreille pour t’écouter. Ce qui est très dur aussi c’est se retrouver assez seule. » La question du recours à un suivi psychologique se pose alors, mais n’est pas systématique. Le sujet reste encore tabou dans une profession aux codes très virilistes, explique-t-elle. Les traumatismes : ça ne se raconte pas. 

Pourtant, un accompagnement semble indispensable à l’heure où « le fait d’être surveillé, d’être traqué, ou poursuivi fait partie des nouveaux événements traumatogènes », explique Marine Dupont, psychologue spécialisée dans les troubles de stress post-traumatique au Centre national de ressource et de résilience (Cn²r).  « Quand on se sent hyper surveillé, on se sent du coup menacé dans son intégrité physique et même dans son intimité, précise la spécialiste. Le moment où l’on découvre cela, la personne peut le vivre comme un choc extrêmement intense associé à une peur. J’ai déjà eu des patients qui l’ont vécu après s’être rendu compte qu’ils avaient été épiés par des caméras. » C’est à ce moment-là que « l’hypervigilance » s’installe et que l’on est sur ses gardes, « à scruter partout, pour être sûr que ça ne recommence pas ». Le cerveau met aussi en place une stratégie d’évitement : il refuse de revivre l’événement et tout ce qui y est associé, tout en faisant resurgir les mauvais souvenirs sous forme de cauchemars ou flashbacks. Ce sont les symptômes caractéristiques du stress post-traumatique. 

Malgré cela, l’impact de la surveillance des journalistes n’est pas encore étudié comme un objet à part entière. Mais la discussion évolue et des entreprises de presse mettent en place des outils. L’AFP par exemple fait appel depuis 2017, à des psychologues spécialisé·es en psycho-traumatisme pour accompagner ses journalistes confronté·es à des événements extrêmes. Le service médical forme les reporters pour prévenir le choc grâce à des techniques d’auto gestion du stress et de la sensibilisation.

En attendant,  Ksenia Bolchakova, Jean-Marc Manach et les autres continuent leurs investigations. Enquête après enquête.  Car « ils sont faits d’un bois particulier,  le cuir est épais, par vocation ou par nécessité », confie Olivier Tesquet.

Camellia El Atrassi et Louise Fornilli

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