Depuis le 27 septembre 2025, le Maroc exerce un contrôle étroit sur la couverture des manifestations en cours. Journalistes surveillé·es, restrictions d’accès à certaines zones, et pression sur les médias locaux : la liberté d’informer est mise à rude épreuve, alors que le pouvoir tente de maîtriser le récit médiatique autour de ce mouvement populaire.
Quand la jeunesse se soulève, l’information s’efface. Le Maroc est secoué par une vague de manifestations sans précédent. Le mouvement Génération Z-212 porte ses revendications face à la précarité et à un pouvoir jugé sourd. Pourtant ces événements sont peu médiatisés. Mais pourquoi ? Classé 120ᵉ sur 180 pays par Reporters sans frontières, le Royaume demeure un terrain difficile pour la liberté de la presse. En 2021, Amnesty International et Forbiden Stories ont révélé notamment que 10 000 téléphones, dont celui du fondateur du média d’investigation français Mediapart, Edwy Plenel, avaient été infectés via le logiciel espion Pégasus, par les services de renseignements marocains.
« Les autorités emploient un éventail de méthodes pour surveiller les journalistes et les manifestants. »
Cette même année, Human Rights Watch dénonçait un « écosystème de répression » mêlant procès inéquitables, diffamation et harcèlement judiciaire. Une situation illustrée par le cas du journaliste Omar Radi, condamné à six ans de prison pour « atteinte à la sécurité d’État » et « viol », des faits qu’il réfute. Entre héritage autoritaire de Hassan II et contrôle renforcé sous Mohammed VI, la liberté d’informer reste sous surveillance au Maroc, le Royaume maintenant un contrôle serré sur l’information à travers ses médias étatiques, réduits à relayer le discours officiel.
Une couverture médiatique risquée ?
Ce silence médiatique interroge. Les médias traditionnels, comme 2M et Al Aoula (la chaîne nationale), ou encore des journaux comme Le Matin et L’Opinion, sont absents des débats. Plusieurs correspondant·es de médias étrangers parlent même d’un « blackout médiatique ». Autrement dit, le pouvoir contrôle étroitement ce qui peut être vu, dit ou écrit, imposant un récit officiel où la critique n’a que peu de place. « Les autorités emploient un éventail de méthodes pour surveiller les journalistes et les manifestants. Cela inclut la surveillance électronique via l’interception de communications, l’accès aux données télécoms (géolocalisation, appels, métadonnées) et l’utilisation de logiciels espions comme Pégasus, capables d’infiltrer les téléphones à distance », explique un journaliste ayant requis l’anonymat pour des raisons de sécurité. En effet, en juillet 2021, différentes enquêtes ont révélé que des journalistes, militant·es et opposant·es marocain·es figuraient parmi les cibles de ce logiciel développé par la société israélienne NSO Group. Le Maroc a nié son usage, mais les preuves recueillies par les ONG ont confirmé plusieurs cas d’infection.

Le journaliste souligne les difficultés rencontrées par ses confrères et consœurs indépendant·es pour accéder aux lieux des manifestations ou diffuser des informations : « Les réseaux sociaux sont étroitement surveillés pour identifier les voix critiques ou les appels à manifester, tandis que des caméras de surveillance et, dans certains cas, des dispositifs de type IMSI catcher (appareil qui imite une antenne-relais pour espionner les téléphones portables à proximité en capturant leurs données, NDLR) sont utilisés pour suivre les déplacements. La police en civil et des informateurs infiltrent parfois les rassemblements afin d’identifier les leaders ou provoquer des incidents. »
Alexandre Aublanc, correspondant du Monde au Maroc, confirme : « Le ministère de l’intérieur dispose d’un service dédié au monitoring des réseaux. La chaîne Discord (un canal de discussion sur internet, NDLR) utilisée par la Gen Z-212 est donc probablement infiltrée par des éléments des “services” [ …]. » Pour argumenter, il s’appuie sur un indice : « Au fur et à mesure que le mouvement prenait de l’ampleur et que le nombre des membres sur Discord augmentait, on pouvait observer une inflexion notable dans la tonalité des discussions. Un nombre croissant de voix émettaient alors des critiques envers le mouvement, accusé de “semer le chaos”. » Les autorités marocaines auraient compris l’ampleur du phénomène et infiltré les salons Discord.
GÉNÉRATION Z-212 : UN MOUVEMENT DE JEUNESSE POUR LE CHANGEMENT AU MAROC
Génération Z-212 est un mouvement marocain né en 2019, principalement porté par la jeunesse, qui revendique un changement profond dans la gouvernance, la justice sociale, et les droits civiques. Ce collectif est devenu un acteur clé des mobilisations sociales et politiques, notamment via l’usage intensif des réseaux sociaux pour organiser des actions, diffuser leurs messages et mobiliser les jeunes.
Un mouvement au-delà de la simple contestation
Le nom « Z-212 » fait référence à l’indicatif téléphonique international du Maroc (+212), soulignant l’ancrage national du mouvement et sa volonté de représenter une nouvelle génération aspirant à un Maroc plus juste, transparent et démocratique. Le mouvement critique ouvertement la corruption, les inégalités économiques, le chômage des jeunes et le manque de libertés fondamentales.
Il s’inscrit dans une tendance globale. Depuis février 2025 en Indonésie, des milliers de jeunes manifestant·es descendent dans les rues avec les mêmes revendications. Ces jeunes ont entre 18 et 24 ans (génération Z). Leurs contestations se sont fait entendre également en Serbie le 1er février 2025, en Indonésie le 17 février, au Népal le 08 septembre, aux Philippines le 11 septembre, au Pérou le 20 septembre et à Madagascar le 25 septembre. Si à chaque fois les revendications sont nationales, leur signe de ralliement est le manga japonais « One Piece » ; drapeau noir frappé d’une tête de mort coiffée d’un chapeau de paille.
Une mobilisation multicanal
Génération Z-212 privilégie l’organisation de manifestations, sit-in et campagnes de sensibilisation sur les réseaux sociaux, comme Facebook, X, Instagram et TikTok. Ces plateformes leur permettent de contourner la censure traditionnelle et de toucher une large audience, notamment les jeunes urbain·es et ruraux·ales. Leur communication est marquée par un langage direct, souvent ironique, qui séduit une partie importante de la jeunesse marocaine.
Surveillance accrue
Depuis sa création, Génération Z-212 a contribué à remettre sur le devant de la scène les questions sociales et politiques majeures, souvent ignorées par les médias traditionnels. Leur mobilisation a parfois provoqué des réactions fermes des autorités, trois personnes tuées dans le sud, à Lqliaâ (près d’Agadir), lors d’une tentative de prise d’assaut d’une brigade de gendarmerie, plus de 400 arrestations, environ 300 blessés au total.
Selon un rapport publié en 2022 par l’ONG Human Rights Watch, les jeunes militant·es marocain·es, y compris ceux de Génération Z-212, font régulièrement face à des pressions et à des actes d’intimidation, notamment dans le cadre de leurs actions pacifiques. Ce contexte soulève un débat important sur la place de la jeunesse dans le processus démocratique et le respect des droits civiques.
Un climat de méfiance chez les manifestant·es
La surveillance des mouvements sociaux est une pratique répandue à l’échelle mondiale, alerte Reporters sans frontières, qui rappelle dans son rapport de 2025 que près de 70 % des pays (125 sur 180) enregistrent une situation « problématique », « difficile » ou « très grave » en matière de liberté de la presse. Au Maroc, elle est aujourd’hui particulièrement marquée. Avec les récentes manifestations, le système de surveillance étatique marocain a franchi une étape supplémentaire.
« Des campagnes de diffamation dans certains médias, des pressions sur les proches, ou encore des retraits d’accréditation. »
Désormais, les autorités mobilisent des outils numériques avancés pour dissuader, contrôler et parfois neutraliser toute mobilisation. « La répression a été plus visible et directe : arrestations préventives, usage disproportionné de la force, et présence policière massive. Par rapport aux années précédentes, la tolérance au rassemblement a clairement diminué, affirme un militant associatif du sud marocain sous couvert d’anonymat. Nous avons de fortes suspicions. Certains militants ont constaté des intrusions dans leurs comptes ou des appels suspects. Même sans preuves techniques, le climat de peur numérique est réel. Beaucoup ont réduit leur activité en ligne ou utilisent des outils de chiffrement pour se protéger. » Cette surveillance accrue vise à anticiper et à contrôler les rassemblements, mais elle a aussi un effet indirect : elle crée un climat de peur et de méfiance parmi les manifestant·es.
« Ce silence est tout sauf anodin. Il y a clairement un verrouillage politique sur la couverture de ces protestations. Les rédactions évitent le sujet pour ne pas risquer des sanctions. Cela montre à quel point l’espace médiatique indépendant s’est rétréci », rétorque un membre d’un collectif citoyen de soutien à la Palestine, s’exprimant anonymement.

Au-delà de la surveillance technologique, les autorités recourent aussi à des mesures physiques et judiciaires pour réduire au silence les journalistes et les opposant·es : perquisitions, saisie de matériel, interdictions de couverture, arrestations préventives ou poursuites pour diffusion de fausses informations ou atteinte à l’ordre public. « Des campagnes de diffamation dans certains médias, des pressions sur les proches, ou encore des retraits d’accréditation visent à isoler les journalistes critiques. Ces pratiques ont pour effet d’instaurer un climat de peur, poussant de nombreux professionnels et militants à l’autocensure ou à la clandestinité numérique », rapporte un journaliste indépendant ayant requis l’anonymat. Les manifestant·es prennent des risques pour exprimer leurs revendications et leur voix est étouffée.
La surveillance, un outil pour museler les voix
Les conséquences sont lourdes. La société civile ne peut plus s’appuyer sur des informations fiables pour soutenir ou critiquer les revendications. Les autorités, elles, bénéficient d’un contrôle presque total du récit public. Le silence médiatique réduit aussi la pression sur les responsables politiques, qui peuvent ainsi minimiser la portée des contestations.
La surveillance des manifestant·es au Maroc ne relève plus uniquement de la sécurité publique. Elle s’inscrit dans une logique de contrôle qui menace les libertés fondamentales, à commencer par la liberté d’expression. Un militant des Droits de l’Homme qui a refusé de révéler son identité par souci de préserver sa vie, évoque une inquiétude partagée : « Les citoyens sentent que leurs droits fondamentaux sont fragiles. Malgré tout, beaucoup d’entre nous croient encore à une réforme possible de l’intérieur, mais cela demande du courage politique et une réelle volonté d’écoute. »
Ce combat pour les libertés ne peut se gagner sans vérité, et comme le disait Camus : « La liberté est la possibilité de se dire que deux et deux font quatre. Si cela est accordé, tout le reste suit. »
Pour aller plus loin l’interview du correspondant du Monde au Maroc (Alexandre Aublanc) et le décryptage du politologue Emmanuel Dupuy, président de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE)
Aymeric Peze et Adel Dellal